L’Adresse dans le Coran:
Parole pour la Différence[1].
Par: Prof. Heba Machhour*
Ô toi l’âme confiante / Retourne à ton seigneur satisfaite et apaisée /
Entre donc parmi Mes sujets / Et entre en Mon paradis.
Le Coran, 89 (27 – 30)**.
Point de discours ou d’adresse à l’autre sans la possibilité d’une
promesse élémentaire.
DERRIDA, Foi et savoir.
AVANT-PROPOS
De par le dialogue entre ces deux exergues, nous entendons l’adresse du Sujet-Énonciateur du texte coranique interpeller toute âme présente, créée et réceptrice de Son message. Cette âme “confiante” est en paix et en harmonie avec elle-même et avec la création. Excédant une prise de position vis-à-vis de la foi ou de la croyance, de la soumission ou de la transgression, l’adresse promet, invite et accueille. Et propose des possibilités de retour et d’accès au divin. Le dialogue étant une mise en discours de deux instances, il établit dans le texte coranique une promesse de réception et d’échange entre ses deux instances. Il instaure un seuil d’accord/de désaccord et un horizon de rapports divers comme nous allons le voir dans cette étude.
Si ces deux exergues amorcent une problématique du dialogue, nous considérons qu’il est grand temps de parler du texte coranique à partir des nouvelles perspectives de lecture et de le considérer comme un texte à part entière dans le champ des recherches littéraires contemporaines. Pour connaître ce texte et mieux le comprendre, nous proposons de le lire sous un nouvel éclairage, pas uniquement théologique mais aussi sémiologique, pour nous y frayer des pistes de lecture et de compréhension. Dans ce cas, il faudrait considérer le Coran comme un livre porteur d’un texte autonome, avec un Sujet d’énonciation et des lecteurs visés dans le cadre d’un processus de réception. Un livre objet, véhiculé par quinze siècles, et un texte inchangé et incontournable durant toute cette période même si sa genèse est unique, voire même controversée par certaines communautés intellectuelles. C’est un texte construit, charriant une signification et permettant une accumulation de lectures et de stratégies de compréhension.
I – Du dialogue et de l’adresse
Le Coran est, par définition, une large adresse, profuse et diffuse. Dieu s’adresse à son dernier prophète pour lui donner un message à transmettre à l’univers. Le prophète Lui transmet ses doutes, ses inquiétudes et les questionnements des premiers récepteurs. Il lui répond et formule un message complexe, élaboré et supposant une lecture et une compréhension. Le dialogue est ainsi dans ce texte une forme majeure du discours.
Dans le texte coranique, le Sujet de l’énonciation, Instance unique et Autorité scripturale, “parle” au prophète transmetteur, mais parle aussi à d’autres prophètes (25 prophètes mentionnés dans le texte), à tous leshumains, aux croyants et aux non-croyants, aux égarés, aux cieux et aux montagnes, etc. Il inscrit l’univers dans son message et en fait une instance essentielle, dynamique et opérante dans le schéma de communication qu’est ce texte. Au sein de cette forme particulière de discours, nous pouvons lire diverses performances de narration et de récit, mais aussi des dialogues au style direct, au style indirect libre, des interpellations et des injonctions. Nous lisons ainsi une diversité discursive alternant dans le texte des formes de subjectivité et d’oralité, dans la performance d’une parole se déployant sur deux registres : l’oral et l’écrit.
A priori, tout texte, de par son projet énonciatif, implique, engage et exige un dialogue avec son récepteur. Se poser en tant que sujet d’une énonciation, c’est poser, du même geste et dans la même donne l’autre en tant que récepteur, énonciataire, lecteur. L’acte de l’énonciation est un acte de mainmise sur une langue et de conditionnement de cette langue pour une production de langage et, en l’occurrence, d’une écriture. L’écriture instaure, dans un même dispositif et par le même acte, un engagement entre les protagonistes du couple scripteur-énonciateur/lecteur-énonciataire –à savoir les instances du procès de l’énonciation-, ainsi qu’un engagement dans l’adresse et le dialogue. Il y a toujours, par l’adresse à l’autre -quel qu’il soit et dès qu’il a été choisi dans/par le geste du don-, la possibilité inhérente d’un échange, qu’il soit d’adhésion ou d’entente, de refus ou d’indifférence. Tout texte convoque donc, en son espace/temps, cet autre qui le prend, le reçoit et en somme le fait être pour une transmission.
Le statut du texte religieux est, selon cette optique, différent et pareil en ce qu’il convoque, interpelle mais, d’autre part, semble exiger adhésion et foi. C’est, là, toute la problématique de l’herméneutique du texte religieux, lecture spécialisée d’un texte au statut dialogique assez particulier. C’est ce que Jauss souligne par la présence d’une « revendication » dans le texte religieux, texte dialoguant, mais exigeant et imposant de par le pacte même de la foi, l’adhésion qui lui est -communément- reliée :
Exiger qu’elle entende “la revendication d’un texte” semble, à première vue, trop demander à l’herméneutique littéraire. La métaphore de la revendication a entre-temps entraîné à sa suite une “herméneutique de la parole de Dieu” qui est spécifiquement théologique, d’après laquelle la revendication d’un texte est censée constituer son caractère religieux en tant qu’appel ou interpellation, dont la réception présuppose déjà la foi chez l’auditeur. [Jauss- p.57]
La réception, déjà positive pour une adhésion et excluant tout refus ou toute attitude transgressive, semble être une donnée incontournable du pacte et à l’origine d’une conception traditionnelle du texte religieux, comme le souligne Jauss à propos de la Bible. Le geste d’appel ou d’interpellation de ce texte allocutoire ne s’adresse en fait, du point de vue d’une lecture conventionnelle, qu’à ceux qui répondront par un “oui”, par une prise sans commentaire et sans dialogue en fait, négligeant ceux qui peuvent s’opposer à lui ou le contredire. Excluant par là tout récepteur se situant hors du contexte de la croyance. Mais si un texte, autre et toujours religieux fonctionnant selon une perspective différente, incluait dans son don et dans son processus énonciatif l’éventualité d’une réception qui lui fût opposante, différente quant à ses composantes, qu’en est-il de la “revendication” là? Que revendique tel texte puisqu’il ne (pré)suppose pas dans son projet et dans sa donne uniquement la “foi de son auditeur”? Le texte coranique semble ainsi présenter une rupture avec la tradition énonciative et historique des textes de religions monothéistes. Il élargit par là l’horizon de réception au-delà du cercle proche de son message vers des cercles plus diversifiés et proches même de la contestation ou du refus.
Le Coran, texte fondateur de l’islam, introduit une religion avec ses préceptes, ses rites, ses repères fixes mais il est, aussi et surtout, un texte qui comprend -et donne à comprendre- la création entière, dans sa prodigieuse diversité et son incommensurable mobilité. Diversité et mobilité qu’il transmet, donne et inclut dans la production de son acte énonciatif. C’est ainsi qu’il dépasse, dans son adresse et par son don, ses adeptes, ses fidèles pour convoquer et dialoguer avec des interlocuteurs aussi variés que l’est la variété de la Création dans son universalité.
Ici, il y a possibilité de parler de dialogue car il y a différence et mouvement entre les instances du texte et ses acteurs. Mais il y a surtout une parole qui circule entre des pôles différents de par leur appartenance et de par la distance entre eux dans l’espace/temps de l’échange. La différence et la distance entre locuteur et locutaire sont en fait les deux a priori principaux de tout échange qui s’inscrit sous le signe du dialogue. Pour le texte coranique, il semble évident que le Locuteur -Dieu, Sujet de l’énonciation- établit un rapport et une communication avec une large panoplie de locutaires, fussent-ils croyants ou non comme nous allons le voir plus loin. Ces locutaires-récepteurs reçoivent un texte qui les interpelle, les comprend et les incite à réagir. C’est un texte qui reproduit leurs dires, dans toute la diversité de l’adhésion, du refus ou de la transgression, mais qui, du même geste, les oblige à dire, à produire une parole, fût-elle de non-parole. Ils sont invités à prendre place dans ce lieu du récepteur, à être sujets, à être.
Tout dialogue évolue dans le trajet d’un discours signifiant. De par cette signifiance ponctuelle et unique, il acquiert un statut bien défini et bien particulier. Mais c’est un statut essentiellement paradoxal car, comme tout discours, il est communication dans la différence. Et étant écrit, il est fictionnel et maîtrisé par le Sujet de l’énonciation, comme le souligne Louis Marin :
“Tenir un discours” à deux, est-ce vraiment possible quand l’expression même “tenir un discours” ne manque pas de provoquer l’interrogation par toutes les formes de maîtrise, de contrôle, de surveillance, d’appropriation et d’assurance qu’elle paraît impliquer (…)? [p.12]
Cette “impossibilité”, souligné par Marin, est justement le pari engagé par un texte qui “tient un discours”, qui engage l’autre dans ce discours et qui lui donne la possibilité d’être ou de ne pas être un allocutaire de ce message, donc de choisir son lieu de présence. Et qui, du même coup, maîtrise le don, assimilant liberté et appropriation, déployant immanence et transcendance –vérités inhérentes au Don souverain.
De par toutes ces données harmonieuses et contradictoires, la problématique du dialogue dans le texte coranique –comme nous l’avons mentionné au début de ce propos- jouit d’une portée particulière et unique. Ce texte en amont d’une religion et d’une civilisation mondiales s’impose comme référence unique et absolue. Il présente la religion islamique mais fait la généalogie des religions juive et chrétienne. Il fait la narration des récits de prophètes et de messagers depuis Adam jusqu’au dernier porteur du message, Mohamed. Livre de culte, d’eschatologie, mais aussi de juridiction, de récitation, livre sacré, le Coran donne à lire un texte structuré et proposant un trajet de lecture et de significations multiples.
Et, comme tout texte, le texte coranique reproduit dans son tissage des dialogues et des entretiens entre une grande variété de protagonistes : Dieu dialogue avec les croyants et les non-croyants, avec les anges, avec Satan, avec ses prophètes et ses messagers. Ces dialogues sont souvent des adresses à sens unique, mais sont aussi parfois des dialogues présentant en réponse les répliques des interlocuteurs, comme c’est le cas avec Jésus, Moïse ou d’autres messagers. Il les interpelle, les appelle, les prévient, les informe, etc. Mais nous lisons aussi, à un autre niveau discursif, des récits déployant des péripéties et des dialogues entre des personnages, des prophètes et leurs adeptes ou leurs opposants. Nous trouvons ainsi dans le texte coranique plusieurs formes de dialogues entre des acteurs de récits, entre Dieu (ou des personnages) avec des créatures humaines ou non-humaines (anges, abeilles, fourmis, montagnes, vents, etc.). Certaines de ces séquences peuvent être présentes dans d’autres textes religieux, comme la Bible ou les Évangiles. Mais leur présence dans le texte coranique est différente car soumise à une textualité homogène. Elles s’inscrivent dans des structures et des réseaux particuliers à ce texte relevant d’un trajet de signification propre et particulier.
Ainsi, les récits de prophètes ou de nations et de civilisations relatés dans le texte coranique doivent être lus et analysés dans leur contexte et dans le dispositif d’écriture qui instaure leur réalité scripturale et leur permet la répétition et la garde par la lecture. Par là, ces récits et ces dialogues sont l’œuvre de représentation produite par le Sujet de l’énonciation. Et, comme toute représentation par le langage, elle renvoie à une réalité perçue et transmise :
En vérité, tout entretien écrit est la fiction d’un entretien oral, même lorsque celui-ci a eu « réellement » lieu, qu’il a été enregistré entre voix et oreille (duelles) et qu’il est transcrit de l’écoute à la lecture: fiction au sens originel du terme, un façonnement, un modelage, un objet de langage comme un poème, mais selon d’autres règles, clos sur lui-même, enfermant son temps d’écriture-lecture dans les signes dont il est fait; et par là indéfiniment réitéré ou réitérable, objet de langage, toujours disponible à la renaissance, entre voix et oreille, du discours jadis à deux tenu. L’écriture d’un entretien « opère » cette fiction; elle est le fonctionnement même de la «réalité » éphémère de la voix et de l’écoute (duelles) du dialogue. » [Louis Marin, pp.14-15].
Cette clôture de la fiction « modelée » par un sujet de l’énonciation est investie dans le texte coranique sous une forme particulière afin d’établir un contact avec les récepteurs, une parole vive d’interpellation par la lecture et la récitation. La représentation par les signes est alors soumise aux lois immanentes de ce texte et à leur logique.
En fait, Dieu s’adresse sans arrêt à son prophète et aux différents protagonistes présents dans le texte. Cette adresse n’a pas lieu sous une seule forme de discours. Ainsi, il y a des adresses directes d’information sur plusieurs sujets, litigieux ou courants. Il y a des ordres et des impératifs, des directives données pour la pratique religieuse. Il y a de même des commentaires et des questionnements de la part des contemporains du prophète et les réponses à ces questions. Mais une forme particulière de l’adresse nous intéresse en ce lieu particulier de lecture du texte coranique, c’est l’adresse qui interpelle, inférant une distance, même métaphorique, entre interpellant et interpellé, pour la réduire. Elle produit dans le texte un effet d’écoute ponctuelle entre les deux instances permettant ainsi l’illustration de la voix et de toutes ses connotations. Cette procédure de dépassement d’un conflit ou d’une tension entre les instances, par l’adresse directe dans la voix du texte, instaure une spécificité propre au texte coranique.
Le signe linguistique caractéristique de cette parole vive est l’interpellation par l’interjection [ya ayuha] /ô vous ou toi/. Nous lisons parfois dans certaines adresses une ellipse de l’un de ces deux termes. Ces signes linguistiques présents en début d’un nombre défini de versets reproduit dans le texte le ponctuel de la voix comme événement d’interpellation et de convocation d’instances à d’autres. L’interjection /Ô/ par laquelle l’Énonciateur produit une adresse directe permet l’épanouissement dans le texte d’une de ses fonctions essentielles, à savoir la fonction phatique. Brèche dans la clôture de l’écriture, la fonction phatique instaure dans tout texte l’émergence de la parole vive et active dans un dispositif fini. Dans le texte coranique, elle installe au premier plan la portée orale d’un texte voué à la double aspiration d’une oralité portée par l’écriture.
I – 1. De l’adresse en soi.
Dans le texte coranique, nous lisons très fréquemment des appels et des interpellations relevant d’une oralité qui interpelle le proche et le lointain, qui adresse une parole désignant spécifiquement un (des) allocutaire(s), le(s) distinguant de tous les autres et produisant par la voix un message particulier et un contact direct, ponctuel et personnel. Cet aspect d’individualisation d’une réception par la parole, plus proche de l’oralité que de l’écriture, reproduit dans le texte la maîtrise d’une énonciation et d’une quête de contact, car
Plus que toute autre forme de contact, la parole rend manifeste, dans les individus qu’elle confronte, leur réalité de sujets: leur « place », (…) résultant à la fois des déterminations du système dont elle relève et d’un engagement désidéral.
Toute communication orale, parce que oeuvre de la voix, parole ainsi proférée par qui en détient ou s’en attribue le droit, pose un acte d’autorité : acte unique, jamais identiquement réitérable. Elle confère un Nom, dans la mesure où ce qui est dit dénomme l’acte fait en le disant. L’émergence d’un sens s’accompagne d’un jeu de forces, agissant sur les dispositions de l’interlocuteur ». [Zumthor- pp.31-32]
Ainsi, appeler l’autre, affronter les distances spatiales et temporelles pour le convoquer et l’inscrire dans le texte, délimiter les lieux propres à chacun, accorde à ce texte des dimensions et des portées d’inscription et d’assimilation. Cette performance linguistique produit dans le texte un rapport de subjectivité déictique vis-à-vis de personnages et d’instances spécifiques. Par là, l’ouverture vers l’appel permet en premier lieu une réitération et une reformulation excédant temps et espace, transgressant les conditions matérielles initiales de tout livre (en l’occurrence, les premières années de l’hégire et le désert, pour le texte coranique).
De même, l’adresse instaure et souligne un rapport de hiérarchie entre les locuteurs. Seront ainsi convoqués par le texte, à l’infini de sa présence et de sa lecture, toutes les créatures, les croyants, les non-croyants, mais aussi le prophète transmetteur. Ces adresses appellent une réponse de ces énonciataires qui reçoivent, lisent, refusent, acceptent, discutent et comprennent par la lecture.
Enfin, l’interpellation fait être cet autre qu’il convoque. D’abord en le faisant être dans le langage, en l’interpellant nommément :
Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. (…) Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. (…) Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie: « ego » a toujours une position de transcendance à l’égard de tu (…). [Benveniste- p.260].
Cet autre interpellé dans sa particularité, sa présence au monde vivante et active, son écoute et ses désirs, est distingué dans le texte. Il émerge, par toute lecture, de la masse des allocutaires et se définit par la nomination dans l’adresse et par le désir du locuteur de le convoquer. Il s’approprie donc un lieu de réception et de distinction, unique et différent, dans le texte.
Et, en dernier lieu, l’appel donne au texte une dimension dialectique et effective. “Je” faisant être ainsi comme “tu” son vis-à-vis, ces allocutaires divers, il leur donne accès à la subjectivité, d’une existence bien particulière, malgré les différences qui les distinguent les uns des autres. Il les inscrit dans une relation, une dialectique et un échange :
C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par une relation mutuelle, qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité. [id]
Dieu, Sujet absolu, fait être, en tant que sujets réels et potentiels, ses fidèles aussi bien que ses opposants. En les convoquant dans Sa parole, par Son énonciation injonctive, Il les fonde dans la réalité, Sa réalité et la réalité du Tout, si divers.
C’est donc par la forme particulière de l’énonciation injonctive qu’est instaurée une relation de langage et de discours égale pour tous, croyants et non-croyants, relation qui n’est ni exclusive ni discriminatrice. Relation bien particulière, “d’unique à unique” [Levinas, p.257] promouvant des sujets libres, désirant ou refusant, acceptant ou transgressant:
Par termes d’adresse on entend l’ensemble des expresssions dont dispose le locuteur pour désigner son (ou ses) allocutaire(s). Ces expressions ont généralement, en plus de leur valeur déictique (exprimer la « deuxième personne », c’est-à-dire référer au destinataire du message), une valeur relationnelle (…). [Kerbrat-Orecchioni-p.15]
Désigner et établir une relation consiste en premier lieu à en préciser les instances. Souligner dans ce texte en particulier le lieu -absolu- de l’énonciation, c’est surtout mettre en évidence l’origine de la parole en tant que lieu suprême de pouvoir, de possibilité de l’être et du Don et souligner du même geste, la présence des sujets- récepteurs dans leur subjectivité, leur individualité et leur différence.
En lisant les adresses dans le texte coranique, nous devons prendre en considération en premier lieu qu’elles sont des “interactions verbales”, comme le précise Kerbrat-Orecchioni. Elles font partie du
“système d’expression de la relation interpersonnelle [qui] s’organise à partir de trois dimensions générales (chacune d’entre elles recouvrant de nombreuses variantes), à savoir :
1) la relation « horizontale » : axe de la distance;
2) la relation « verticale » : axe de la domination, ou du système des « places »;
3) la relation que je dirai non pas « affective » (car il s’agit ici de décrire des attitudes discursives, et non des états psychologiques), mais conflictuelle vs consensuelle (…).” [Kerbrat-Orecchioni- pp.35, 36].
Il s’agit donc là de l’instauration d’une relation de pouvoir dans le texte, mais aussi d’une mise en scène de cette relation par un processus énonciatif particulier de domination et de sujétion, par une prise de parole sous forme d’adresse et d’appel, ainsi que de relativisation et d’inscription dans un schéma relationnel discursif et affectif.
De même, ces énoncés à fonction conative[2] ne sont pas des énoncés pouvant “être soumis à une épreuve de vérité” [Jakobson, id]. Ils imposent un discours et impliquent, simultanément, une présence de réception dans le texte.
– II – Variété des adresses.
Dans le texte coranique, il y a une grande variété d’adresses. L’injonction [ya ayuha] ou simplement [ya] présente dans le texte coranique 153 récurrences. Par ces adresses, Dieu-Énonciateur interpelle bien sûr son prophète, premier récepteur du message divin et transmetteur de ce message : [ya ayuhal-nabiy]. Mais Il interpelle aussi les autres prophètes et messagers. Nous lisons ainsi des interpellations et des dialogues avec la plupart des prophètes ayant précédé Mohamed. Dieu interpelle Jésus, Moïse, Noé, Zakariya, Yahya, Ibrahim et Dawûd. Ces prophètes sont cités dans des récits, des programmes d’évocation de vérités et de guidance pour leur peuple et leur communauté. Et souvent, l’Énonciateur leur adresse directement la parole, sur une question bien déterminée, en tant que sujets nantis d’une mission et participant à une quête de salut pour tous les humains. Ils sont donc partie intégrante du projet divin et constituent en grande partie, dans le texte coranique, l’instance des adjuvants dans cette quête et dans ce projet. Ainsi, les versets 51-52 de la sourate 23 s’adressent à tous les messagers réunis, les investissant d’une mission de rectitude et les groupant dans une même adresse, en dépit de l’écart temporel qui les sépare. Les exégètes ont interprété cette adresse atemporelle par l’implication de tous les messagers dans un trajet commun pour la guidance de leur communauté. Ils ont tous le même objectif et la même responsabilité : profiter des dons divins et pratiquer la takwa, la responsabilité morale et intellectuelle vis-à-vis de leur Créateur, de Ses dons et de la dette envers Lui :
يٰأَيُّهَا ٱلرُّسُلُ كُلُواْ مِنَ ٱلطَّيِّبَاتِ وَٱعْمَلُواْ صَالِحاً إِنِّي بِمَا تَعْمَلُونَ عَلِيمٌ * (51) وَإِنَّ هَـٰذِهِ أُمَّتُكُمْ أُمَّةً وَاحِدَةً وَأَنَاْ رَبُّكُمْ فَٱتَّقُونِ 23(52)
23(51) Ô vous les messagers, nourrissez-vous des aliments bien licites et agissez vertueusement, Je sais parfaitement ce que vous faites (52) Cette communauté, la vôtre, est une seule communauté, et Je suis votre Seigneur, craignez-Moi donc.
Les sujets croyants figurent dans cette même instance d’adjuvants, interpellés par le terme [ya ayuhal mû’minûn]. Ce sont les hommes pieux, croyants et conformes aux termes du message divin.
Dans la lecture des adresses, nous nous intéresserons ici uniquement aux adresses qui ont pour sujet énonciateur le Sujet même de l’énonciation et visant des instances opposantes ou, du moins, non classées comme adjuvantes. Ces locuteurs peuvent être en désaccord avec le message coranique ou occuper une position neutre vis-à-vis de ce message. Nous nous écarterons de toutes les adresses s’inscrivant dans des séquences narratives et ayant pour protagonistes des personnages dialoguant et s’interpellant. Le choix de notre corpus est dicté par l’intérêt particulier et significatif d’étudier le rapport textuel et argumentatif entre un Sujet de l’énonciation et les instances non adjuvantes[3] choisies et inscrites dans Son texte. Ce rapport nous paraît essentiel quant au texte coranique qui semble, a priori, et en tant que texte théologique, n’impliquer et ne s’adresser qu’à ceux qui “ont la foi” comme l’a souligné Jauss plus haut.
Dans le cadre de notre corpus ci-dessus défini, nous pouvons discerner différentes catégories d’interlocuteurs. Une catégorie intermédiaire entre les croyants explicites et avérés et tous les autres sujets serait celle comprenant les sujets inanimés, jouant dans le texte coranique la fonction de sujets animés, actifs et participant à l’action énoncée par le Créateur. Donc en opposition avec leur définition et leur apparence de neutralité et de sujet inerte.
Ainsi, nous pouvons lire, dans cette catégorie, une double adresse à la terre et au ciel :
وَقِيلَ يٰأَرْضُ ٱبْلَعِي مَآءَكِ وَيٰسَمَآءُ أَقْلِعِي وَغِيضَ ٱلْمَآءُ وَقُضِيَ ٱلأَمْرُ وَٱسْتَوَتْ عَلَى ٱلْجُودِيِّ وَقِيلَ بُعْداً لِّلْقَوْمِ ٱلظَّالِمِينَ 11(44)
11(44) Et il fut dit : Ô terre, absorbe ton eau et Ô ciel, cesse [de pleuvoir]; et l’eau baissa et l’ordre fut exécuté, et l’arche s’installa sur le Joudi, et il fut dit : Que disparaissent les gens injustes.
Dans la sourate 21, nous lisons une adresse au feu après qu’Ibrahim y fut jeté par les mécréants :
قُلْنَا يٰنَارُ كُونِي بَرْداً وَسَلَٰماً عَلَىٰ إِبْرَاهِيمَ 21(69)
21(69) Nous dîmes: Ô feu sois fraîcheur et paix pour Ibrahim !
Et enfin, Dieu s’adresse aux monts :
وَلَقَدْ آتَيْنَا دَاوُودَ مِنَّا فَضْلاً يٰجِبَالُ أَوِّبِي مَعَهُ وَٱلطَّيْرَ وَأَلَنَّا لَهُ ٱلْحَدِيدَ 34(10)
34(10) Et Nous avons accordé à David de Notre part un bienfait, ô monts répétez avec lui (les louanges) ainsi que les oiseaux et Nous lui avons rendu le fer malléable.
Ces créatures, ainsi interpellées, sont, par définition, en harmonie avec leur créateur. Ils obéissent à Ses ordres omniscients et les adresses directes et injonctives soulignent leur position d’adhésion à la foi et de dépendance à l’égard de Dieu.
Par ailleurs, nous lisons, dans le cadre d’autres catégories, des adresses ayant pour récepteurs interpellés des créatures transgressives s’opposant à Dieu et refusant de croire en Lui ou des créatures non classées comme étant obéissantes ou soumises et que l’on peut qualifier d’universelles, tels que les hommes en général ou les fils d’Adam. Ces adresses dont les destinataires ne sont pas des croyants et n’adhèrent pas à la foi ou sont encore dans la neutralité, sont au nombre de 67 constituant ainsi presque la moitié des interpellations présentes dans le texte. Elles sont réparties en trois catégories principales : 1) l’Universel (46 énoncés), 2) les détenteurs du livre (17 énoncés), 3) les opposants, les non-croyants (4 énoncés).
– II – 1. S’adresser à tous: l’universel
La première interpellation dans la première sourate longue du texte coranique a pour sujet tous les humains [2(21)]. Elle inscrit ainsi la totalité des hommes en premier lieu dans la convocation du Sujet de l’énonciation. Dans cette première catégorie, nous pouvons délimiter une séquence d’interpellations s’adressant à l’Universel, à toutes les créatures du monde. Elles convoquent les hommes, dans leur diversité et différences : les sujets créés, la communauté des hommes et des djins[4] l’homme en sa présence humaine avec ou sans sa croyance religieuse ou sa foi. Du point de vue formel, cette séquence présente une grande variété et le plus grand nombre d’adresses : 46 énoncés. Ce sont des interpellations à tous les humains (20 énoncés), à Adam (4 énoncés) et à ses fils (5 énoncés), à ceux qui possèdent l’intelligence et l’entendement (5 énoncés) et enfin 12 adresses interpellant des acteurs divers.
– II – 1.1. Toutes les créatures.
II- 1.2. Vous les humains !
À lire les adresses cherchant les hommes dans leur diversité [ya ayuhal-nâs] [ô vous les humains], nous pouvons relever des indices linguistiques et sémantiques intéressants. Ainsi, sur les vingt adressses interpellant “tous les hommes”, nous lisons quatre versets commençant par “Dis”. L’adresse ici est incrustée dans une parole re-portée directement dans la voix du prophète et dans laquelle nous lisons une référence au rôle du prophète dans la transmission du texte. Ces versets se caractérisent par la présence de la première personne /je/ référant au locuteur transmetteur :
قُلْ يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِنِّي رَسُولُ ٱللَّهِ إِلَيْكُمْ جَمِيعاً ٱلَّذِي لَهُ مُلْكُ ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلأَرْضِ لاۤ إِلَـٰهَ إِلاَّ هُوَ يُحْيِـي وَيُمِيتُ فَآمِنُواْ بِٱللَّهِ وَرَسُولِهِ ٱلنَّبِيِّ ٱلأُمِّيِّ ٱلَّذِي يُؤْمِنُ بِٱللَّهِ وَكَلِمَاتِهِ وَٱتَّبِعُوهُ لَعَلَّكُمْ تَهْتَدُونَ 7(158)
7(158): Dis: Ô vous les humains je suis le messager de Dieu pour vous tous, Qui a la souveraineté des cieux et de la terre, il n’y a de Dieu que Lui, Il donne la vie et Il donne la mort, croyez en Dieu et en Son messager le prophète illétré qui croit en Dieu et en Ses paroles et suivez-le pourvu que vous soyez guidés.
قُلْ يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِن كُنتُمْ فِي شَكٍّ مِّن دِينِي فَلاَ أَعْبُدُ ٱلَّذِينَ تَعْبُدُونَ مِن دُونِ ٱللَّهِ وَلَـٰكِنْ أَعْبُدُ ٱللَّهَ ٱلَّذِي يَتَوَفَّاكُمْ وَأُمِرْتُ أَنْ أَكُونَ مِنَ ٱلْمُؤْمِنِينَ 10(104)
10(104) : Dis : Ô vous les humains, si vous êtes en doute de ma religion, je n’adore pas ceux que vous adorez en dehors de Dieu mais j’adore Dieu Qui vous fera mourir et j’ai reçu l’ordre d’être parmi les croyants.
قُلْ يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ قَدْ جَآءَكُمُ ٱلْحَقُّ مِن رَّبِّكُمْ فَمَنِ ٱهْتَدَىٰ فَإِنَّمَا يَهْتَدِي لِنَفْسِهِ وَمَن ضَلَّ فَإِنَّمَا يَضِلُّ عَلَيْهَا وَمَآ أَنَاْ عَلَيْكُمْ بِوَكِيلٍ (108)
et (108) : Dis: Ô vous les humains, vous avez reçu la vérité de votre seigneur, qui est guidé donc est guidé pour lui-même et qui s’égare est égaré contre lui-même et je ne vous suis point un garant.
et enfin 22(49) :
قُلْ يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِنَّمَآ أَنَاْ لَكُمْ نَذِيرٌ مُّبِينٌ 22(49)
Dis : Ô vous les humains, je ne vous suis qu’un avertisseur explicite.
Dans ces versets impliquant directement le prophète dans la parole Énonciatrice, il s’agit surtout de souligner l’appartenance de ce transmetteur à la communauté universelle des humains vouée à la vie et à la mort et dépendant d’un Créateur, ainsi que son rôle bien précis d’avertisseur et non de garant n’étant responsable que de lui-même.
Par ailleurs, nous lisons dans cette séquence des adresses interpellant la communauté des humains au moyen de six jussifs ou des énoncés impératifs[5]. Dans la première adresse formulée dans le texte, nous lisons une injonction pour adorer le seigneur:
يَٰـأَيُّهَا ٱلنَّاسُ ٱعْبُدُواْ رَبَّكُمُ ٱلَّذِي خَلَقَكُمْ وَٱلَّذِينَ مِن قَبْلِكُمْ لَعَلَّكُمْ تَتَّقُونَ2(21)
2(21) : Ô vous les humains, adorez votre seigneur qui vous a créés et ceux qui vous ont précédés pourvu que vous craignez[6].
La seconde adresse donne un ordre pour la consommation des biens terrestres :
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ كُلُواْ مِمَّا فِي ٱلأَرْضِ حَلاَلاً طَيِّباً وَلاَ تَتَّبِعُواْ خُطُوَاتِ ٱلشَّيْطَانِ إِنَّهُ لَكُمْ عَدُوٌّ مُّبِينٌ 2(168)
2(168) : Ô vous les humains, mangez de ce qu’il y a sur terre de licite et de bénéfique et ne suivez pas les pas de Satan, il vous est un ennemi évident.
La troisième adresse, plus développée et plus étendue à toute la race humaine, constitue l’incipit de la quatrième sourate:
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ ٱتَّقُواْ رَبَّكُمُ ٱلَّذِي خَلَقَكُمْ مِّن نَّفْسٍ وَاحِدَةٍ وَخَلَقَ مِنْهَا زَوْجَهَا وَبَثَّ مِنْهُمَا رِجَالاً كَثِيراً وَنِسَآءً وَٱتَّقُواْ ٱللَّهَ ٱلَّذِي تَسَآءَلُونَ بِهِ وَٱلأَرْحَامَ إِنَّ ٱللَّهَ كَانَ عَلَيْكُمْ رَقِيباً 4(1)
4(1) : Ô vous les humains, craignez votre seigneur qui vous a créés d’une seule âme dont il a créé son conjoint et Il a disséminé à partir d’eux beaucoup d’hommes et des femmes; et craignez Dieu par Lequel vous vous interrogez mutuellement, et respectez les liens de sang; Dieu certes vous observe attentivement.
Cet incipit de la quatrième sourate importante expose la genèse de l’homme. Il l'”origine” dans une seule âme et par un seul souffle vers une extension à l’infini. De part cette origine commune, il exhorte les hommes à une attitude et un comportement communs et particuliers énoncés en une série d’impératifs qui s’étendra sur onze versets. Le douzième de ces versets indique que ces ordres sont des principes et des règles sociales constituant les limites instaurées par Dieu à l’humain, à tous Ses sujets invités à obéir. Obéir ici n’est pas uniquement en relation avec la foi ou avec une religion, mais plutôt en relation avec une humanité issue d’une même source et invitée à partager le même espace universel, nécessitant ainsi des repères lui permettant la réussite, l’harmonie et le bonheur :
تِلْكَ حُدُودُ ٱللَّهِ وَمَن يُطِعِ ٱللَّهَ وَرَسُولَهُ يُدْخِلْهُ جَنَّاتٍ تَجْرِي مِن تَحْتِهَا ٱلأَنْهَارُ خَالِدِينَ فِيهَا وَذٰلِكَ ٱلْفَوْزُ ٱلْعَظِيمُ 4(13)
4(13) : Telles sont les limites de Dieu, et qui obéit à Dieu et à Son messager Il le fera entrer en des paradis sous lesquels coulent des fleuves, dans lesquels ils seront immortels, et ceci est la plus grande réussite.
وَمَن يَعْصِ ٱللَّهَ وَرَسُولَهُ وَيَتَعَدَّ حُدُودَهُ يُدْخِلْهُ نَاراً خَالِداً فِيهَا وَلَهُ عَذَابٌ مُّهِينٌ 4(14)
et 4(14): Et qui désobéit à Dieu et à Son messager, et transgresse Ses limites, Il le fera entrer dans un feu pour y demeurer éternellement et il aura un châtiment avilissant.
Plusieurs sourates plus loin, nous lisons un nouvel énoncé impératif toujours en incipit :
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ ٱتَّقُواْ رَبَّكُمْ إِنَّ زَلْزَلَةَ ٱلسَّاعَةِ شَيْءٌ عَظِيمٌ 22(1)
22(1) : Ô vous les humains, craignez votre seigneur, le séisme de l’Heure [finale] est chose grandiose.
Cet incipit referme la boucle et répond à l’origine par le dénouement et la clôture du Jour Dernier.
Dans la sourate 31, nous lisons un nouvel ordre exhortant l’homme à craindre le jour où il devra rendre des comptes. Cette perspective l’oblige à assumer ses responsabilités et à tenir compte d’une Présence à l’origine du don de la vie en vue d’une justification de son comportement vis-à-vis de ce don. Craindre a par là, dans le contexte coranique et islamique, le sens de la responsabilité envers une co-présence continuelle de Dieu auprès de l’homme :
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ ٱتَّقُواْ رَبَّكُمْ وَٱخْشَوْاْ يَوْماً لاَّ يَجْزِي وَالِدٌ عَن وَلَدِهِ وَلاَ مَوْلُودٌ هُوَ جَازٍ عَن وَالِدِهِ شَيْئاً إِنَّ وَعْدَ ٱللَّهِ حَقٌّ فَلاَ تَغُرَّنَّكُمُ ٱلْحَيَاةُ ٱلدُّنْيَا وَلاَ يَغُرَّنَّكُم بِٱللَّهِ ٱلْغَرُورُ (33)
(33) : Ô vous les humains, craignez votre seigneur et redoutez le jour où le père ne répondra pas de son fils ni un rejeton ne répondra en rien de son père; la promesse de Dieu est vérité ne soyez donc pas abusés par la vie ici-bas et ne soyez pas abusés en Dieu par tout abus.
Enfin, le dernier énoncé impératif-interrogatif est de rappel, pour mémoire à tous les hommes :
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ ٱذْكُرُواْ نِعْمَتَ ٱللَّهِ عَلَيْكُمْ هَلْ مِنْ خَالِقٍ غَيْرُ ٱللَّهِ يَرْزُقُكُمْ مِّنَ ٱلسَّمَآءِ وَٱلأَرْضِ لاَ إِلَـٰهَ إِلاَّ هُوَ فَأَنَّىٰ تُؤْفَكُونَ 35(3)
35(3) : Ô vous les humains, rappelez-vous des biens dont Dieu vous a comblés; quel créateur, en dehors de Dieu, qui vous accorde, du ciel et de la terre ce qui est nécessaire à votre subsistance ? Il n’y a de Dieu que Lui, comment pouvez-vous vous en détourner ?
Autrement, et avec des procédés différents, les autres interpellations visant la communauté des hommes attirent leur attention sur des vérités humaines, cosmiques, communes à toute l’humanité, vérités présentées dans des énoncés déclaratifs impliquant un mode jussif souvent implicite :
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ قَدْ جَآءَكُمُ ٱلرَّسُولُ بِٱلْحَقِّ مِن رَّبِّكُمْ فَآمِنُواْ خَيْراً لَّكُمْ وَإِن تَكْفُرُواْ فَإِنَّ للَّهِ مَا فِي ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلأَرْضِ وَكَانَ ٱللَّهُ عَلِيماً حَكِيماً 4(170)
4(170) : Ô vous les humains, le messager vous est arrivé avec la vérité de la part de votre seigneur ; croyez donc, ceci vous est préférable, et si vous ne croyez pas, c’est à Dieu qu’appartient tout ce qu’il y a dans les cieux et sur terre, et Dieu est omniscient et sage.
يَا أَيُّهَا ٱلنَّاسُ قَدْ جَآءَكُمْ بُرْهَانٌ مِّن رَّبِّكُمْ وَأَنْزَلْنَآ إِلَيْكُمْ نُوراً مُّبِيناً 4(174)
4(174) : Ô vous les humains, une preuve vous est arrivée de votre seigneur et Nous vous avons fait descendre une lumière évidente.
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ قَدْ جَآءَتْكُمْ مَّوْعِظَةٌ مِّن رَّبِّكُمْ وَشِفَآءٌ لِّمَا فِي ٱلصُّدُورِ وَهُدًى وَرَحْمَةٌ لِّلْمُؤْمِنِينَ 10(57)
10(57) : Ô vous les humains, une recommandation vous est arrivée de votre seigneur et une guérison pour ce qu’il y a dans les cœurs, guidance et miséricorde pour les croyants.
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِن كُنتُمْ فِي رَيْبٍ مِّنَ ٱلْبَعْثِ فَإِنَّا خَلَقْنَاكُمْ مِّن تُرَابٍ ثُمَّ مِن نُّطْفَةٍ ثُمَّ مِنْ عَلَقَةٍ ثُمَّ مِن مُّضْغَةٍ مُّخَلَّقَةٍ وَغَيْرِ مُخَلَّقَةٍ لِّنُبَيِّنَ لَكُمْ وَنُقِرُّ فِي ٱلأَرْحَامِ مَا نَشَآءُ إِلَىٰ أَجَلٍ مُّسَمًّى ثُمَّ نُخْرِجُكُمْ طِفْلاً ثُمَّ لِتَبْلُغُوۤاْ أَشُدَّكُمْ وَمِنكُمْ مَّن يُتَوَفَّىٰ وَمِنكُمْ مَّن يُرَدُّ إِلَىٰ أَرْذَلِ ٱلْعُمُرِ لِكَيْلاَ يَعْلَمَ مِن بَعْدِ عِلْمٍ شَيْئاً وَتَرَى ٱلأَرْضَ هَامِدَةً فَإِذَآ أَنزَلْنَا عَلَيْهَا ٱلْمَآءَ ٱهْتَزَّتْ وَرَبَتْ وَأَنبَتَتْ مِن كُلِّ زَوْجٍ بَهِيجٍ 22(5)
22(5) : Ô vous les humains, si vous doutez de la résurrection, Nous vous avons créés de poussière puis d’une goutte de sperme puis d’une adhérence puis d’un embryon formé et [/ou] informe pour vous rendre manifeste [notre pouvoir]; Nous fixons dans les matrices ce que Nous voulons jusqu’à un terme déterminé puis Nous vous faisons sortir enfant, puis vous atteignez ensuite votre maturité et parmi vous ceux qui meurent et ceux qui sont ramenés aux limites de l’âge jusqu’à ne plus rien savoir de ce qu’il savait; et tu vois la terre inerte, si Nous faisons descendre sur elle de l’eau elle tremble, s’épanouit et produit toutes sortes de couples splendides.
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ ضُرِبَ مَثَلٌ فَٱسْتَمِعُواْ لَهُ إِنَّ ٱلَّذِينَ تَدْعُونَ مِن دُونِ ٱللَّهِ لَن يَخْلُقُواْ ذُبَاباً وَلَوِ ٱجْتَمَعُواْ لَهُ وَإِن يَسْلُبْهُمُ ٱلذُّبَابُ شَيْئاً لاَّ يَسْتَنقِذُوهُ مِنْهُ ضَعُفَ ٱلطَّالِبُ وَٱلْمَطْلُوبُ 22(73)
22(73): Ô vous les humains, un exemple vous a été donné écoutez-le donc; ceux que vous implorez en dehors de Dieu ne créeront pas une mouche même s’ils s’unissent pour cela et si les mouches leur soutirent quelque chose ils ne pourront pas la sauvegarder; faibles sont le solliciteur et le sollicité.
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِنَّ وَعْدَ ٱللَّهِ حَقٌّ فَلاَ تَغُرَّنَّكُمُ ٱلْحَيَاةُ ٱلدُّنْيَا وَلاَ يَغُرَّنَّكُمْ بِٱللَّهِ ٱلْغَرُورُ 35(5)
35(5) : Ô vous les humains, la promesse de Dieu est vérité, ne soyez donc pas abusés par la vie ici-bas et ne soyez pas abusés en Dieu par tout abus.
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ أَنتُمُ ٱلْفُقَرَآءُ إِلَى ٱللَّهِ وَٱللَّهُ هُوَ ٱلْغَنِيُّ ٱلْحَمِيدُ 35(15)
35(15) : Ô vous les humains, vous êtes les pauvres (les démunis) en besoin de Dieu et Dieu est prodigue, digne de louange.
Le dernier énoncé interpellant tous les humains a lieu après deux énoncés interpellant les croyants. Dans la sourate 49, nous lisons deux versets commençant par “Ô vous qui avez cru”, donnant des conseils pour éviter la médisance, la parole outrageante pour l’émetteur et le récepteur, le dérapage et l’avilissement possibles au sein d’une communauté croyante par une fausse pratique du mot et du langage. Suit alors un verset s’inscrivant dans la lignée des versets disant la Création et la Promesse. Ce verset, 49(13), expose aux hommes leur unité par leur origine commune créée et leur différence selon une omniscience puissante et conséquente:
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِنَّا خَلَقْنَاكُم مِّن ذَكَرٍ وَأُنْثَىٰ وَجَعَلْنَاكُمْ شُعُوباً وَقَبَآئِلَ لِتَعَارَفُوۤاْ إِنَّ أَكْرَمَكُمْ عَندَ ٱللَّهِ أَتْقَاكُمْ إِنَّ ٱللَّهَ عَلِيمٌ خَبِيرٌ 49(13)
49(13) Ô vous les humains, Nous vous avons créés de mâle et de femelle et Nous vous avons constitués en peuples et tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement, le plus noble d’entre vous auprès de Dieu est le plus pieux, Dieu est omniscient connaisseur.
Comme nous pouvons le remarquer, les adresses introduites par le syntagme à fonction vocative “ô vous les humains ” sont présentes presque exclusivement en tête de verset. Mais nous lisons deux exceptions à cette forme. Deux adresses en marge, faisant exception quant à leur forme textuelle, sont incrustées à l’intérieur des versets. Dans le verset 10(23), nous lisons:
فَلَمَّآ أَنجَاهُمْ إِذَا هُمْ يَبْغُونَ فِي ٱلأَرْضِ بِغَيْرِ ٱلْحَقِّ يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِنَّمَا بَغْيُكُمْ عَلَىٰ أَنفُسِكُمْ مَّتَاعَ ٱلْحَيَاةِ ٱلدُّنْيَا ثُمَّ إِلَينَا مَرْجِعُكُمْ فَنُنَبِّئُكُمْ بِمَا كُنتُمْ تَعْمَلُونَ 10(23)
10(23) Quand Il les a sauvés les voilà qui se comportent injustement avec excès sur la terre, ô vous les humains mais votre tort retombera sur vous de par la jouissance de la vie ici-bas puis vers Nous est votre retour, Nous vous informerons alors de ce vous faisiez.
et dans le verset 4(133), l’adresse est incrustée dans le verset et dépouillée du vocatif “ô”:
إِن يَشَأْ يُذْهِبْكُمْ أَيُّهَا ٱلنَّاسُ وَيَأْتِ بِآخَرِينَ وَكَانَ ٱللَّهُ عَلَىٰ ذٰلِكَ قَدِيراً
S’Il veut, Il vous fera disparaître vous les humains et amènera d’autres, Dieu est en ceci tout-puissant.
L’écart réalisé dans ces deux versets brise la présence de l’adresse en début du verset. Ce glissement formel souligne un glissement du foyer sémantique de l’interpellation vers une éventualité pour ces interpellés qui, comme conséquence de leur comportement de détournement, de trahison et de dérive, peuvent être nuisibles pour eux-mêmes et pour leur entourage : de par le pouvoir divin ils peuvent être écartés, remplacés et destitués.
II – 1.2.1. Pourquoi une adresse généralisée ?
Cette séquence dans le réseau particulier des adresses a donc lieu dans le texte coranique pour interpeller les hommes dans leur diversité et leur pluralité, mise à part leur appartenance ou leur croyance ou non croyance en Dieu. Il s’agit, dans ces versets, de leur rappeler leur origine et leur finalité dans leur trajet de vie et leurs limites et devoirs envers eux-mêmes, envers leur créateur et envers leur prochain. Le message est adressé à tous et c’est à chacun de choisir d’après sa réception personnelle des preuves, des exemples et des arguments. Le texte coranique, tout comme les prophètes et les messagers, s’adressent à tous les humains :
وَمَآ أَرْسَلْنَاكَ إِلاَّ كَآفَّةً لِّلنَّاسِ بَشِيراً وَنَذِيراً وَلَـٰكِنَّ أَكْثَرَ ٱلنَّاسِ لاَ يَعْلَمُونَ 34(28)
34(28) : Et Nous ne t’avons envoyé que pour l’ensemble des humains comme annonciateur [de bonnes nouvelles] et avertisseur, mais la plupart des hommes ne le savent pas.
Et, d’ailleurs, ce messager, en s’adressant à tous, établit avec eux une situation de communication visant la quête de la connaissance et a pour charge de discuter, d’informer, au-delà du cercle des croyants :
وَيَسْأَلُونَكَ عَنِ ٱلرُّوحِ قُلِ ٱلرُّوحُ مِنْ أَمْرِ رَبِّي وَمَآ أُوتِيتُم مِّنَ ٱلْعِلْمِ إِلاَّ قَلِيلاً17(85)
17(85): Et ils te questionnent à propos de l’âme, dis: l’âme relève de l’ordre de Dieu et vous n’avez reçu de la science que très peu.
يَسْأَلُونَكَ عَنِ ٱلسَّاعَةِ أَيَّانَ مُرْسَٰهَا * (42) فِيمَ أَنتَ مِن ذِكْرَٰهَا * (43) إِلَىٰ رَبِّكَ مُنتَهَٰهَآ 79 (44)
ou 79(42): Et ils te questionnent à propos de l’Heure à quand son avènement (43) Quelle science en as-tu pour le leur dire (44) C’est à ton seigneur que revient son terme.
De même, le Retour est universel :
يَوْمَ يَقُومُ ٱلنَّاسُ لِرَبِّ ٱلْعَالَمِينَ 83(6)
83(6) : Le jour où les humains se tiendront debout pour le seigneur de l’univers.
يَوْمَئِذٍ يَصْدُرُ ٱلنَّاسُ أَشْتَاتاً لِّيُرَوْاْ أَعْمَالَهُم ْ99(6)
et 99(6): Ce jour-là les humains avanceront séparément pour voir leurs actes.
L’adresse interpellant les hommes dans leur universalité traite ainsi de questions universelles, intéressant l’ensemble des humains. Questions focales, rendez-vous pour tous, origine et finalité communes, toutes ces questions essentielles constituent le sujet de ces adresses sans discrimination aucune. Et si la première adresse dans cette séquence, à savoir 2(21), est une injonction à tous les humains d’adorer leur seigneur, elle les inscrit dans la temporalité universelle –passé/présent- et en en faisant une communauté soudée avec pour issue la takwa. D’autre part, la dernière adresse [49(13)] institue la création de la différence pour la diversité, l’échange et la connaissance de part et d’autre. La takwa y est toujours l’élément de distinction dans cette diversité de classes sociales, de statuts et de races. La formulation de la séquence est ainsi commandée par des valeurs-clés, des structures et des formes linguistiques bien définies.
– II – 2. Interpeller nommément
Dans une deuxième étape de la convocation et de l’appel dans le texte coranique, nous lisons une autre séquence d’adresses formulées pour des locuteurs expressément nommés. Ces locuteurs sont définis, catégorisés dans le texte en vue de messages leur inculquant une approche précise du monde, de leur situation, de la création, de leur créateur et des autres humains. En amont de ce trajet, il y a bien sûr Adam (4 énoncés), ses fils (5 énoncés) et des adresses visant ceux qui possèdent l’intelligence et l’entendement (5 énoncés). Et enfin, nous lisons douze énoncés interpellant divers acteurs dont nous allons essayer d’analyser le statut particulier: quatre énoncés s’adressant aux deux communautés des hommes et des djins, cinq interpellations de tous les sujets, deux adresses à l’homme, en tant qu’être humain distinct et individualisé et, en dernier lieu, une dernière adresse à l’âme.
II – 2.1. Adam
L’interpellation des hommes dans le texte coranique vise des catégories d’hommes ou d’allocutaires spécifiques. Par là, le premier homme, à savoir Adam, occupe une place importante dans ces adresses ciblées. Il est convoqué au tout début du texte coranique en tant qu’individu au statut unique à l’origine de la race humaine. Le statut d’Adam dans ces interpellations est bien particulier : il se positionne en amont de la création des humains et à un moment charnière entre l’obéissance et la désobéissance, entre l’homme dépendant entièrement de son créateur ou cherchant son indépendance à partir d’un libre arbitre, à ses risques et périls.
Au tout début du texte, dans la première longue sourate et dans le cadre du récit de la Création, Adam est interpellé. C’est l’apprentissage de la parole qui lui est accordé. Il acquiert le langage et les noms de toute chose mettant ainsi l’humain au premier plan, au-dessus de toutes les autres créatures. Choisi par son créateur pour être son khalifat sur terre, son représentant et son mandataire, Dieu lui enseigne “tous les noms“:
وَإِذْ قَالَ رَبُّكَ لِلْمَلَٰئِكَةِ إِنِّي جَاعِلٌ فِي ٱلأَرْضِ خَلِيفَةً قَالُواْ أَتَجْعَلُ فِيهَا مَن يُفْسِدُ فِيهَا وَيَسْفِكُ ٱلدِّمَآءَ وَنَحْنُ نُسَبِّحُ بِحَمْدِكَ وَنُقَدِّسُ لَكَ قَالَ إِنِّيۤ أَعْلَمُ مَا لاَ تَعْلَمُونَ 2(30)
2(30) Et lorsque ton seigneur dit aux anges : Je vais établir un khalifa [lieutenant] sur la terre, ils dirent : Vas-tu y établir quelqu’un qui y sèmera la corruption et qui répandra le sang, alors que nous Te glorifions et Te sanctifions ? Le Seigneur dit : Je sais ce que vous ne savez pas.
Science et connaissance sont donc le legs essentiel accordé à l’homme, le privilégiant par rapport aux autres créatures :
قَالَ يَآءَادَمُ أَنبِئْهُمْ بِأَسْمَآئِهِمْ فَلَمَّآ أَنْبَأَهُمْ بِأَسْمَآئِهِمْ قَالَ أَلَمْ أَقُلْ لَّكُمْ إِنِيۤ أَعْلَمُ غَيْبَ ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلأَرْضِ وَأَعْلَمُ مَا تُبْدُونَ وَمَا كُنْتُمْ تَكْتُمُونَ 2(33)
2(33) : Il (Dieu) dit : Ô Adam, informe-les [les anges] de leurs noms, puis quand celui-ci les eut informés de leurs noms, Il dit : Ne vous ai-Je pas dit que Je connais le ghayb [l’inconnu] des cieux et de la terre, et que Je sais ce que vous divulguez et ce que vous cachez.
L’étape d’habitation et de sécurité au paradis succède à l’étape de l’acquisition du savoir :
وَقُلْنَا يَآءَادَمُ ٱسْكُنْ أَنْتَ وَزَوْجُكَ ٱلْجَنَّةَ وَكُلاَ مِنْهَا رَغَداً حَيْثُ شِئْتُمَا وَلاَ تَقْرَبَا هَـٰذِهِ ٱلشَّجَرَةَ فَتَكُونَا مِنَ ٱلْظَّٰلِمِينَ (35)
(35) : Et nous dimes : Ô Adam, habite toi et ton épouse le paradis et mangez-en à satiété là où vous voulez et n’approchez pas cet arbre sinon vous seriez du nombre des injustes.
Plus loin, nous lisons dans la sourate 7 le verset 19 interpellant toujours Adam [Et Ô toi Adam] dans une reprise du verset de la sourate 2 [(35)] avec de légères modifications :
ويَآءَادَمُ ٱسْكُنْ أَنتَ وَزَوْجُكَ ٱلْجَنَّةَ فَكُلاَ مِنْ حَيْثُ شِئْتُمَا وَلاَ تَقْرَبَا هَـٰذِهِ ٱلشَّجَرَةَ فَتَكُونَا مِنَ ٱلظَّالِمِينَ 2 (35)
2 (35) Et Ô Adam, habite, toi et ton épouse, le paradis et mangez donc d’où vous désirez et n’approchez pas cet arbre sinon vous seriez du nombre des injustes.
Dans ce verset, l’accent est toujours mis sur la demeure octroyée à Adam et à son épouse dans le paradis sauf à être obéissants et à éviter la tentation. Cette répétition a pour fonction essentielle l’insistance sur le don, sa portée et sa valeur précieuse.
Nous lisons par la suite la soumission des anges, sauf Ibliss, avec une répétition de la mise en garde contre la transgression et la désobéissance :
وَإِذْ قُلْنَا لِلْمَلاَئِكَةِ ٱسْجُدُواْ لأَدَمَ فَسَجَدُوۤاْ إِلاَّ إِبْلِيسَ أَبَىٰ* (116) فَقُلْنَا يآءَادَمُ إِنَّ هَـٰذَا عَدُوٌّ لَّكَ وَلِزَوْجِكَ فَلاَ يُخْرِجَنَّكُمَا مِنَ ٱلْجَنَّةِ فَتَشْقَىٰ (117)
20(116) Quand Nous dimes aux anges : Prosternez-vous devant Adam, ils se prosternèrent sauf Iblis qui refusa (117) Nous dimes alors: Ô Adam celui-ci est un ennemi pour toi et pour ton épouse, qu’il ne vous fasse pas sortir tous deux du paradis car alors tu seras malheureux.
Mais, malgré son savoir et son statut privilégié, Adam succombe à la tentation et oublie toutes les recommandations :
فَوَسْوَسَ إِلَيْهِ ٱلشَّيْطَانُ قَالَ يٰآدَمُ هَلْ أَدُلُّكَ عَلَىٰ شَجَرَةِ ٱلْخُلْدِ وَمُلْكٍ لاَّ يَبْلَىٰ (120)فَأَكَلاَ مِنْهَا فَبَدَتْ لَهُمَا سَوْءَاتُهُمَا وَطَفِقَا يَخْصِفَانِ عَلَيْهِمَا مِن وَرَقِ ٱلْجَنَّةِ وَعَصَىٰ ءَادَمُ رَبَّهُ فَغَوَىٰ 20(121)
20(120) Alors Satan lui susurra, il dit : Ô Adam te désignerai-je l’arbre de l’immortalité et un royaume impérissable? (121) Alors tous deux (Adam et Ève) en mangèrent, aussitôt leur apparut leur nudité ; ils se mirent à se couvrir avec des feuilles du paradis. Adam désobéit ainsi à son seigneur et il se fourvoya.
Ce dernier épisode du récit d’Adam présente une digression. Dans le verset 120, l’interpellant est Satan qui s’adresse à Adam en chuchotant à l’insu de tous. Il s’immisce dans l’action, transgresse l’ordre divin et s’adresse directement à Adam pour le fourvoyer. Cette relation directe, au-delà de la relation privilégiée entre le Créateur et Adam, est un essai audacieux qui réussit. La présence de cet épisode illustre formellement dans le texte la transgression comme digression hors du parcours adamique. Et, comme pour toute digression, il y a un retour vers le trajet initial. Même si le retour est accompagné de la sanction, malgré le pardon : être expulsé du paradis pour vivre sur terre et surtout perdre l’adresse : l’ordre est donné sans appel, sans qu’Adam soit convoqué par son seigneur directement, appelé à Lui :
قَالَ ٱهْبِطَا مِنْهَا جَمِيعاً بَعْضُكُمْ لِبَعْضٍ عَدُوٌّ فَإِمَّا يَأْتِيَنَّكُم مِّنِّي هُدًى فَمَنِ ٱتَّبَعَ هُدَايَ فَلاَ يَضِلُّ وَلاَ يَشْقَىٰ 20(123)
20(123) Il (Dieu) dit: Descendez-en [Adam et Ève] tous, l’un pour l’autre des ennemis, puis, si jamais un guide vous vient de Ma part, quiconque suit Mon guide ne s’égarera point ni ne sera malheureux.
L’homme se voit donc retirées son innocence et son impunité pour endosser ses responsabilités, ses choix et surtout le devoir de mémoire. Il lui faudra désormais ne pas oublier ni détourner ses yeux de son expérience et de son erreur premières :
وَمَنْ أَعْرَضَ عَن ذِكْرِي فَإِنَّ لَهُ مَعِيشَةً ضَنكاً وَنَحْشُرُهُ يَوْمَ ٱلْقِيامَةِ أَعْمَىٰ * (124) قَالَ رَبِّ لِمَ حَشَرْتَنِيۤ أَعْمَىٰ وَقَدْ كُنتُ بَصِيراً * (125) قَالَ كَذٰلِكَ أَتَتْكَ آيَاتُنَا فَنَسِيتَهَا وَكَذٰلِكَ ٱلْيَوْمَ تُنْسَىٰ(126)
(124) Et qui se détourne de Mon rappel mènera certes, une vie pleine de gêne, et le Jour de la Résurrection Nous le ramènerons aveugle (125) Il dit : Mon seigneur, pourquoi me ramenez-Vous aveugle alors que j’étais voyant ? (126) Il dit : De même que Nos Signes t’étaient venus et que tu les as oubliés, de même aujourd’hui tu es oublié.
L’interpellation d’Adam par Satan [20(120)] signe la fin de toute adresse directe à cet acteur de la part du Sujet d’énonciation.
II – 2. 2 – Les fils d’Adam
Prenant la relève, les fils d’Adam, ses descendants, à savoir donc tous les humains, sont interpellés mais en fonction de leur héritage des biens terrestres et de leur devoir de mémoire. Si la première interpellation d’Adam par Dieu apparaît dans le texte dès la première longue sourate, les fils sont, eux, interpellés à partir de la septième sourate. Et si les interpellations d’Adam se focalisent dans une sourate initiale, celles de ses fils se focalisent, elles, plus loin dans la septième sourate. Nous lisons ainsi dans cette sourate, en début d’une séquence de versets dédiée au fils d’Adam, leur interpellation dans un couple de versets : 26 et 27 :
يَٰبَنِيۤ ءَادَمَ قَدْ أَنزَلْنَا عَلَيْكُمْ لِبَاساً يُوَارِي سَوْءَاتِكُمْ وَرِيشاً وَلِبَاسُ ٱلتَّقْوَىٰ ذٰلِكَ خَيْرٌ ذٰلِكَ مِنْ آيَاتِ ٱللَّهِ لَعَلَّهُمْ يَذَّكَّرُونَ 7(26)
7(26) : Ô fils d’Adam Nous avons fait descendre sur vous un vêtement couvrant vos nudités et des parures, et le vêtement de la piété, ceci est meilleur, ceux-ci font partie des signes de Dieu pourvu qu’ils se rappellent.
يَابَنِيۤ ءَادَمَ لاَ يَفْتِنَنَّكُمُ ٱلشَّيْطَانُ كَمَآ أَخْرَجَ أَبَوَيْكُمْ مِّنَ ٱلْجَنَّةِ يَنزِعُ عَنْهُمَ ا لِبَاسَهُمَا لِيُرِيَهُمَا سَوْءَاتِهِمَآ إِنَّهُ يَرَاكُمْ هُوَ وَقَبِيلُهُ مِنْ حَيْثُ لاَ تَرَوْنَهُمْ إِنَّا جَعَلْنَا ٱلشَّيَاطِينَ أَوْلِيَآءَ لِلَّذِينَ لاَ يُؤْمِنُونَ (27)
(27) : Ô fils d’Adam que Satan ne vous tente point comme il a fait sortir vos parents du paradis leur arrachant leur vêtement pour leur faire voir leurs nudités, il vous voit lui et sa tribu d’où vous ne les voyez pas; Nous avons fait des créatures sataniques les alliés de ceux qui ne croient pas.
Puis, plus loin, les versets 31 et 35 de la même sourate :
يَابَنِيۤ ءَادَمَ خُذُواْ زِينَتَكُمْ عِندَ كُلِّ مَسْجِدٍ وكُلُواْ وَٱشْرَبُواْ وَلاَ تُسْرِفُوۤاْ إِنَّهُ لاَ يُحِبُّ ٱلْمُسْرِفِينَ (31)
(31) : Ô fils d’Adam parez-vous en tout lieu de prière, mangez, buvez et ne gaspillez pas, Il n’aime pas les gaspilleurs.
يَابَنِيۤ ءَادَمَ إِمَّا يَأْتِيَنَّكُمْ رُسُلٌ مِّنكُمْ يَقُصُّونَ عَلَيْكُمْ آيَاتِي فَمَنِ ٱتَّقَىٰ وَأَصْلَحَ فَلاَ خَوْفٌ عَلَيْهِمْ وَلاَ هُمْ يَحْزَنُونَ (35)
(35) : Ô fils d’Adam quand vous viendraient des messagers d’entre vous, qui narrent Mes preuves, qui donc craint et réforme, il n’y aura pour eux ni peur ni tristesse.
Cette séquence a pour point de départ donc le rappel des actions d’Adam pour prévenir ses descendants. Et, elle se termine par l’annonce des messagers.
Et dans un dernier verset de récapitulation, nous lisons :
أَلَمْ أَعْهَدْ إِلَيْكُمْ يٰبَنِيۤ ءَادَمَ أَن لاَّ تَعْبُدُواْ ٱلشَّيطَانَ إِنَّهُ لَكُمْ عَدُوٌّ مُّبِينٌ 36(60)
36(60) : Ne vous ai-Je pas confié ô fils d’Adam de ne pas adorer Satan, il vous est un ennemi évident.
Cette adresse finale, incrustée dans le verset, participe à une argumentation sur le statut de Satan par rapport aux hommes. Répondant à l’action transgressive de Satan (20(120)), elle appelle les fils pour leur rappeler le principal ennemi de leur père et d’eux-mêmes. Ces adresses ont aussi pour fonction de leur donner des ordres et des conseils pour préserver leur intégrité et pour les guider. Elles sont inscrites dans un trajet de mémoire et de preuves.
Ainsi, “les fils d’Adam” sont le syntagme nominal désignant, dans le texte, tous les hommes en spécifiant leur origine. Père de toutes les femmes et de tous hommes de l’univers, Adam est positionné dans un contexte de devoir, d’obéissance/désobéissance par rapport à son créateur, et impliquant les fils répondant du nom du père.
II – 2. 3. De par l’entendement humain
Les adresses à l’universel interpellent aussi, au-delà de toute foi et de toute croyance, une classe humaine bien particulière, désignée par l’intellect, l’entendement : ceux doués d’intelligence, de perspicacité. C’est par l’entendement et la raison qu’Adam a été distingué par son créateur et c’est au nom de ces facultés précieuses que le Sujet de l’énonciation interpelle leurs détenteurs. Ces adresses (au nombre de cinq) sont toutes incrustées à l’intérieur des versets. Elles n’interpellent pas, n’attirent pas uniquement l’attention des locutaires mais elles participent surtout à une démonstration. Leur fonction dépasse donc la simple adresse d’où leur intégration dans l’argumentation de ces versets. Elles évoquent une vérité, une évidence pour ceux qui sont doués d’entendement tout en étant toujours en relation avec la crainte [takwa] de Dieu, liant ainsi inextricablement des actions propres aux humains: comprendre, assumer le rappel et prendre en considération la présence révélatrice du divin :
وَلَكُمْ فِي ٱلْقِصَاصِ حَيَٰوةٌ يٰأُولِي ٱلأَلْبَابِ لَعَلَّكُمْ تَتَّقُونَ 2(179)
2(179): Et vous avez dans le talion une vie ô vous qui êtes doués d’intelligence pourvu que vous craigniez.
ٱلْحَجُّ أَشْهُرٌ مَّعْلُومَاتٌ فَمَن فَرَضَ فِيهِنَّ ٱلْحَجَّ فَلاَ رَفَثَ وَلاَ فُسُوقَ وَلاَ جِدَالَ فِي ٱلْحَجِّ وَمَا تَفْعَلُواْ مِنْ خَيْرٍ يَعْلَمْهُ ٱللَّهُ وَتَزَوَّدُواْ فَإِنَّ خَيْرَ ٱلزَّادِ ٱلتَّقْوَىٰ وَٱتَّقُونِ يٰأُوْلِي ٱلأَلْبَابِ2(197)
2(197): Le pélerinage a lieu en des mois fixés; pour qui s’est imposé le pèlerinage, il n’y a point de rapport sexuel, point de transgression et point de discorde durant le pélerinage, et ce que vous faites de bien Dieu le sait et approvisionnez-vous car la meilleure provision est la crainte, et craignez-Moi ô vous qui êtes doués d’intelligence.
قُل لاَّ يَسْتَوِي ٱلْخَبِيثُ وَٱلطَّيِّبُ وَلَوْ أَعْجَبَكَ كَثْرَةُ ٱلْخَبِيثِ فَٱتَّقُواْ ٱللَّهَ يٰأُوْلِي ٱلأَلْبَابِ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُونَ 5(100)
5(100): Dis: le malin et le bon ne sont pas pareils même si tu es séduit par l’abondance du malin, craignez Dieu donc ô vous qui êtes doués d’intelligence pourvu que vous réussissiez.
أَعَدَّ ٱللَّهُ لَهُمْ عَذَاباً شَدِيداً فَٱتَّقُواْ ٱللَّهَ يٰأُوْلِي ٱلأَلْبَابِ ٱلَّذِينَ آمَنُواْ قَدْ أَنزَلَ ٱللَّهُ إِلَيْكُمْ ذِكْراً 65(10)
65(10): Dieu leur (les habitants d’un village rebelle) a préparé un dur châtiment, craignez Dieu donc ô vous qui êtes doués d’intelligence qui avez la foi, Dieu vous a fait descendre un rappel.
هُوَ ٱلَّذِيۤ أَخْرَجَ ٱلَّذِينَ كَفَرُواْ مِنْ أَهْلِ ٱلْكِتَابِ مِن دِيَارِهِمْ لأَوَّلِ ٱلْحَشْرِ مَا ظَنَنتُمْ أَن يَخْرُجُواْ وَظَنُّوۤاْ أَنَّهُمْ مَّانِعَتُهُمْ حُصُونُهُم مِّنَ ٱللَّهِ فَأَتَاهُمُ ٱللَّهُ مِنْ حَيْثُ لَمْ يَحْتَسِبُواْ وَقَذَفَ فِي قُلُوبِهِمُ ٱلرُّعْبَ يُخْرِبُونَ بُيُوتَهُمْ بِأَيْدِيهِمْ وَأَيْدِي ٱلْمُؤْمِنِينَ فَٱعْتَبِرُواْ يٰأُوْلِي ٱلأَبْصَارِ 59(2)
Et enfin en 59(2): C’est Lui qui a fait sortir de leurs demeures, lors du premier rassemblement, ceux d’entre les détenteurs du livre qui ne croyaient pas, vous ne pensiez pas qu’ils puissent sortir et eux doutaient que leurs forteresses les préservassent de Dieu, Dieu leur est donc venu d’où ils ne s’y attendaient pas et Il a lancé l’effroi dans leur coeur, détruisant leur maison par leurs propres mains et par les mains des croyants, assumez la leçon ô vous qui êtes doués de clairvoyance.
Cette séquence de versets dans le réseau de l’adresse directe se caractérise ainsi par une forme stylistique particulière, différente des adresses dans les autres versets du réseau : l’adresse a lieu après ou au cours d’une démonstration logique. Le trajet de la signification y procède à partir d’une démonstration conclue en fin de verset par l’interpellation à l’intelligence et au savoir. Le dernier énoncé dans cette séquence d’adresses interpelle les personnes douées de clairvoyance [ulyl-absar]. Ce sont les personnes lucides et ayant une vision d’intelligence et perspicacité, douées surtout intellectuellement. Ces personnes -/ulyl-absar/ et /ulyl-albab/-sont présentes dans d’autres versets et toujours en relation avec le rappel, la mémoire et le dire divin, le [ḏikr]. Les interpellés dans cette séquence constituent ainsi principalement une communauté d’humains définis par leurs qualités intellectuelles prévalant contre tout classement par race, appartenance ou croyance.
II – 2. 4. L’universel dans ses particularités.
Une dernière séquence dans le réseau des adresses inscrit dans le texte une catégorie particulière des interpellés universels. Ce sont des sujets uniques, distingués des autres et différents. Ce sont, en premier lieu, les deux communautés créées des humains et des djinns, universelles bien que d’essence différente (4 énoncés). En second lieu, ce sont tous les sujets du créateur (5 énoncés). Enfin, c’est l’homme en son étant particulier et spécifique (2 énoncés) et l’âme humaine (un énoncé unique).
Le premier élément dans ce groupe est interpellé quatre fois dans deux sourates: les deux communautés des humains et des jins [maɛšar al-‘ins wal -jin]. Le Sujet de l’énonciation les interpelle pour souligner qu’elles sont sous Son pouvoir et pour les regrouper dans une adresse les assimilant, malgré la différence de nature, en tant que créatures devant se soumettre même si elles sont puissantes et capables de dominer les cieux et la terre.
La première de ces interpellations s’adresse à la communauté des djinns focalisant sur elle le bilan de leur action lors du Jour dernier:
وَيَوْمَ يِحْشُرُهُمْ جَمِيعاً يَٰمَعْشَرَ ٱلْجِنِّ قَدِ ٱسْتَكْثَرْتُمْ مِّنَ ٱلإِنْسِ وَقَالَ أَوْلِيَآؤُهُم مِّنَ ٱلإِنْسِ رَبَّنَا ٱسْتَمْتَعَ بَعْضُنَا بِبَعْضٍ وَبَلَغْنَآ أَجَلَنَا ٱلَّذِيۤ أَجَّلْتَ لَنَا قَالَ ٱلنَّارُ مَثْوَٰكُمْ خَٰلِدِينَ فِيهَآ إِلاَّ مَا شَآءَ ٱللَّهُ إِنَّ رَبَّكَ حَكِيمٌ عَليمٌ 6(128)
6(128) Et le jour où Il les rassemblera tous: Ô communauté des djinns, vous avez trop abusé des humains; et leurs alliés parmi les humains diront: Ô notre seigneur, nous avons profité les uns des autres, et nous avons atteint le terme que Tu avais fixé pour nous; Il leur dira: l’enfer est votre ultime demeure, pour y rester éternellement, sauf si Dieu en décide autrement; vraiment ton seigneur est sage et omniscient.
La seconde interpellation, elle, toujours dans la même sourate, réunit les deux communautés dans une même adresse, un même trajet avec les mêmes messagers et le même rappel d’un Jour commun pour le bilan final:
يَٰمَعْشَرَ ٱلْجِنِّ وَٱلإِنْسِ أَلَمْ يَأْتِكُمْ رُسُلٌ مِّنْكُمْ يَقُصُّونَ عَلَيْكُمْ آيَاتِي وَيُنذِرُونَكُمْ لِقَآءَ يَوْمِكُمْ هَـٰذَا قَالُواْ شَهِدْنَا عَلَىٰ أَنْفُسِنَا وَغَرَّتْهُمُ ٱلْحَيَاةُ ٱلدُّنْيَا وَشَهِدُواْ عَلَىٰ أَنْفُسِهِمْ أَنَّهُمْ كَانُواْ كَافِرِينَ (130)
(130) Ô communautés des djinns et des humains, ne vous est-il pas venu des messagers, choisis parmi vous, qui vous ont narré Mes signes et averti de la rencontre de ce jour ? Ils disent : Nous nous portons témoins contre nous-mêmes; la vie ici-bas les a trompés; et ils ont témoigné contre eux-mêmes qu’ils étaient mécréants.
Un second couple d’interpellation de ces deux communautés est inscrit dans la sourate 55 mais avec d’autres termes et des acceptations différentes :
سَنَفْرُغُ لَكُمْ أَيُّهَ ٱلثَّقَلاَنِ 55(31)
55(31) Nous allons Nous occuper de vous, ô vous les deux peuples alourdis.
يٰمَعْشَرَ ٱلْجِنِّ وَٱلإِنسِ إِنِ ٱسْتَطَعْتُمْ أَن تَنفُذُواْ مِنْ أَقْطَارِ ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلأَرْضِ فَٱنفُذُواْ لاَ تَنفُذُونَ إِلاَّ بِسُلْطَانٍ (33)
(33) Ô communautés des djinns et des humains, si vous pouvez traverser les espaces des cieux et de la terre, alors faites-le; vous ne traverserez qu’à l’aide d’un pouvoir.
Dans ces deux versets, c’est le pouvoir de ces communautés d’essence et d’étant différents qui est explicité soulignant qu’elles sont unies dans une même action, un même destin et une même adresse.
L’adresse à toutes les créatures, quelle que soit leur essence et leur étant, s’élargit à tous les humains mais sous une forme plus ponctuelle et individualisante: [ya ɛbadi], /Ô vous Mes sujets/. Le terme [ɛabd] signifie en langue arabe sujet d’un seigneur: “Il peut être un esclave comme il peut être un homme libre, mais assujetti à son Créateur” [cf. Lissān al-ʿarab, racine /ɛbd/]. Cette sujétion consiste à être soumis, mais aussi à être redevable d’une dette. Cette même racine ternaire génère le terme [ɛbada], adorer et prier Dieu.
Nous lisons dans le texte coranique cinq interpellations de l’Énonciateur visant Ses sujets. Ainsi, dans les sourates 29 et 39 deux versets s’adressent à tous les sujets croyants sur toute l’étendue de la terre :
يٰعِبَادِيَ ٱلَّذِينَ آمَنُوۤاْ إِنَّ أَرْضِي وَاسِعَةٌ فَإِيَّايَ فَٱعْبُدُونِ 29(56)
29(56) Ô vous Mes sujets qui croyez, Ma terre est vaste, adorez-Moi donc.
قُلْ يٰعِبَادِ ٱلَّذِينَ آمَنُواْ ٱتَّقُواْ رَبَّكُمْ لِلَّذِينَ أَحْسَنُواْ فِي هَـٰذِهِ ٱلدُّنْيَا حَسَنَةٌ وَأَرْضُ ٱللَّهِ وَاسِعَةٌ إِنَّمَا يُوَفَّى ٱلصَّابِرُونَ أَجْرَهُمْ بِغَيْرِ حِسَابٍ39(10)
39(10) Dis: Ô Mes sujets qui croyez, craignez votre seigneur, à ceux qui font le bien en ce monde un bien sera donné; et la terre de Dieu est vaste, les patients seront rétribués au-delà de toute mesure.
L’accent est mis dans ces versets sur la dissémination des sujets croyants dans tout l’univers. La terre, au-delà de toutes les frontières, les héberge.
Dans cette séquence d’adresses, les énoncés suivants ne visent plus les sujets croyants mais visent tous les sujets du créateur leur proposant la crainte [takwa] comme attitude pour prendre en considération Son pouvoir :
لَهُمْ مِّن فَوْقِهِمْ ظُلَلٌ مِّنَ ٱلنَّارِ وَمِن تَحْتِهِمْ ظُلَلٌ ذَلِكَ يُخَوِّفُ ٱللَّهُ بِهِ عِبَادَهُ يٰعِبَادِ فَٱتَّقُونِ 39(16)
39(16) Au-dessus d’eux il y aura des nuées de feu et il y aura des nuées en-dessous d’eux, avec cela Dieu veut inspirer l’effroi à Ses sujets, Ô Mes sujets, craignez-Moi donc !
L’interjection et l’adresse sont inscrites en fin de verset, en rejet, interposant l’effroi entre la description du Jour dernier et l’adresse directe de jonction avec les interpellés:
Elle a dans ce cas bien plus souvent un rôle phatique, la fonction interpellative n’étant pas prédominante : il s’agit plutôt de montrer le maintien du contact avec l’allocutaire, de manifester la volonté de maintenir le lien conversationnel, ou de renforcer la relation interpersonnelle en la mettant en spectacle. [C. Détrie, seg.62]
Nous lisons dans l’adresse suivante de la même sourate une spécification de sujets interpellés: ce sont des personnes ayant été excessives dans leurs fautes et escomptant par là un châtiment excessif. Paradoxalement, le Sujet de l’énonciation, au lieu de leur promettre ce châtiment, les interpelle par l’intermédiaire de son messager pour les conseiller de ne pas désespérer car la miséricorde de Dieu pardonne tous les péchés :
قُلْ يٰعِبَادِيَ ٱلَّذِينَ أَسْرَفُواْ عَلَىٰ أَنفُسِهِمْ لاَ تَقْنَطُواْ مِن رَّحْمَةِ ٱللَّهِ إِنَّ ٱللَّهَ يَغْفِرُ ٱلذُّنُوبَ جَمِيعاً إِنَّهُ هُوَ ٱلْغَفُورُ ٱلرَّحِيمُ (53)
(53) Dis: Ô Mes sujets qui avez été excessifs envers vous-mêmes, ne désespérez pas de la grâce de Dieu, Dieu pardonne tous les péchés, Il est le pardonneur le miséricordieux.
Enfin, le verset 43(68) est une dernière adresse directe, sans intermédiaire, globale pour tous les sujets lors du Jour dernier:
يٰعِبَادِ لاَ خَوْفٌ عَلَيْكُمُ ٱلْيَوْمَ وَلاَ أَنتُمْ تَحْزَنُونَ 43(68)
43(68) Ô Mes sujets, aucune peur à votre sujet aujourd’hui et vous ne serez point affligés.
Cette séquence procède ainsi des plus particuliers, des plus proches pour aboutir au plus général, les plus universels.
Ces interpellations et injonctions à des interpellés divers, appartenant à différentes catégories de communautés universelles deviennent vers la fin du texte coranique des adresses plus directes et ciblées. Dans les dernières sourates, nous lisons deux adresses concrétisant et individualisant l’interpellé. La première interpelle l’homme dans son étant :
يٰأَيُّهَا ٱلإِنسَٰنُ مَا غَرَّكَ بِرَبِّكَ ٱلْكَرِيمِ82(6)
82(6): Ô toi l’homme, qu’est-ce qui t’a abusé en ton généreux seigneur.
يٰأَيُّهَا ٱلإِنسَٰنُ إِنَّكَ كَادِحٌ إِلَىٰ رَبِّكَ كَدْحاً فَمُلاَقِيهِ 84(6)
et 84(6): Ô toi l’homme, tu peines vers ton seigneur d’une peine absolue, tu Le joindras donc.
L’adresse, ici, en cet avant-dernier lieu du texte, épure la finalité du geste de convocation dans la parole divine. L’homme est, là, l’interlocuteur direct de son seigneur, le destinataire final dans l’interpellation. Dans ces deux adresses, le Sujet de l’énonciation interpelle son khalifat choisi et déjà introduit au début du texte. Il lui présente, de manière succincte et substantielle, les deux trajets possibles lors de son séjour sur terre: ne pas se tromper quant à la générosité de son seigneur qui l’a créé et modelé harmonieusement et ne pas en abuser (82(6)) et œuvrer et peiner pour aller à Sa rencontre (84(6)). Cette symétrie des deux adresses finales –deux sourates presque consécutives et pour les deux le sixième verset- souligne l’importance de l’interpellé et expose une composition textuelle réfléchie. Toujours dans le cadre de cette composition, l’homme est inscrit dans ces versets parallèlement aux versets introduisant Adam et ses fils, au début du texte. En aval du texte et en fin de parcours, c’est l’homme qui est interpellé, rapproché de son créateur, en sa présence originelle et enfin en tant que l’humain universel, dépourvu de toute nomination. Il est le dépositaire du Souffle et du don de vie et de création, redevable de la dette pour un retour final.
Après la convocation de l’Homme dans le discours divin, c’est enfin et en dernier lieu l’âme transcendante, universelle qui est convoquée pour un Retour vers son Origine. Pureté essentielle, arrachement vers la grâce au-delà de l’écorce physique, cette adresse finale parfait la composition du réseau des adresses. Elle appelle l’âme, supérieure, confiante en la miséricorde divine, détachée de tout et inscrite dans le verset 27 qui lui est entièrement dédié :
يٰأَيَّتُهَا ٱلنَّفْسُ ٱلْمُطْمَئِنَّةُ *(27) ٱرْجِعِي إِلَىٰ رَبِّكِ رَاضِيَةً مَّرْضِيَّةً * (28) فَٱدْخُلِي فِي عِبَادِي *(29) وَٱدْخُلِي جَنَّتِي 89(30)
89(27): Ô toi l’âme confiante (28) Retourne à ton seigneur satisfaite et apaisée (29) Entre donc parmi Mes sujets (30) Et entre en Mon paradis.
Le statut linguistique et formel unique de cette adresse finale expose sa spécificité révélatrice de son statut dans tout le réseau des adresses. C’est l’âme qui prévaut parmi tous les interpellés. Elle est le noyau du don de vie et l’essence de l’existence universelle.
Nous lisons ainsi dans les dernières sourates du texte, l’aboutissement du trajet de signification d’une séquence d’interpellations du Sujet de l’énonciation vers l’universel et la communauté des hommes. Ce trajet synthétise, en fin de parcours, la quête de l’humain dans le texte. Tous les hommes sont sollicités pour recevoir le Message, l’assimiler et se tourner vers son Émetteur. À travers ce réseau d’adresses, c’est l’humain en soi qui est interpellé, alerté, convoqué, au-delà de toutes les attaches sociales, tribales, communautaires ou religieuses. Sujet créé, il participe au sens de la création, quels que soient ses liens, ses croyances, existant pour/dans la promesse intarissable de par le geste même du Don.
Nous lisons de même dans ce réseau un équilibre formel. Ainsi, presque toutes les séquences jouissent de cinq adresses esquissant une égalité et une performance textuelle visant la constitution d’un réseau signifiant. Adam se distingue par quatre adresses, la cinquième étant subtilisée par l’opposant majeur, à savoir Satan. Il chuchote en s’adressant à Adam dans son trajet originaire et introduit la transgression et l’insoumission. Cet écart formel reproduit dans le réseau des adresses à l’universel des humains le moment originel de la chute, du choix personnel toujours possible et d’un trajet constamment menacé.
II – 3. Convoquer les premiers détenteurs du Livre.
Le Coran n’a jamais nié l’existence des textes monothéistes, inspirés, qui le précèdent. Il se présente même comme étant une forme d’hypertexte, version finale d’une Écriture préservée et omniprésente à la Création. Plusieurs versets rappellent et insistent sur ce rapport intrinsèque entre le texte coranique et son message et les textes qui l’ont précédé. La sourate 87 et ses derniers versets en sont un exemple important :
إِنَّ هَـٰذَا لَفِي ٱلصُّحُفِ ٱلأُولَىٰ * (18) صُحُفِ إِبْرَاهِيمَ وَمُوسَىٰ 87(19)
87(18) Certes, ceci se trouve dans les premiers feuillets (19) Les feuillets d’Ibrahim et de Moïse.
Boisliveau justifie la reconnaissance des Écritures anciennes et des prophéties par le texte coranique comme étant un élément important dans une “stratégie d’argumentation” [Boisliveau, p.355] élaborée par le discours coranique autoréférentiel. Cet argument est bien sûr justifiable et logique mais permet simultanément la reconnaissance d’une stratégie textuelle et d’une composition raisonnée du texte coranique. Nous considérons de même que la présence de réseaux de signification dans le texte est un élément important de reconstitution de sa structure et par la suite de son processus d’énonciation. Quitte à laisser aux récepteurs et chercheurs la liberté de jauger et d’inscrire cette énonciation dans sa dimension logique, divine soit-elle ou humaine.
Nous lirons, dans cette partie de notre recherche et dans le réseau des interpellations, une seconde séquence présentant des adresses qui convoquent dans le texte coranique les détenteurs d’un texte -pareil et différent- et qui sont inclus dans le même message monothéiste. Ces adresses interpellent les détenteurs des Écritures de Moïse, premier texte monothéiste pour une première religion, à savoir le judaïsme. Ceux-ci, après la prophétie de Mohamed, sont devenus les opposants “officiels” au Coran, car possédant déjà un message et se voulant source unique de la Vérité. Ils refusent d’adhérer à une nouvelle (et même) religion qui les inclut avec beaucoup d’autres. Ils persistent à se nommer comme uniques et à exister dans un lieu hermétiquement clos sur un seul peuple, une seule communauté (qu’ils disent élue), refusant l’ouverture, le déploiement et l’accès aux nouveaux apports du monothéisme. Se centrant dans le même, ils sont désormais décentrés par rapport au Texte monothéiste final. Et par là, ils sont interpellés par lui, comme opposants mais non comme exclus ou bannis.
Dans cette séquence, nous avons trois « noms d’adresse » ou « appellatifs » [Kerbrat-Orecchioni, p.21] que nous lisons dans leur ordre d’apparition dans le texte: [ya bani ‘isra’il] “ô fils d’Israël” (4 fois), [ya ‘ahl-‘al kitâb] “ô détenteurs du livre” (12 fois), situées presque toutes dans un espace liminaire du texte, à savoir les cinq premières sourates. Et enfin, nous avons vers la fin du texte l’interpellation de [ya ‘ayuhalaḏîna hâdû] “ô vous qui êtes juifs” (une seule fois). Nous lisons ainsi dans le texte 17 adresses directes aux premiers récepteurs du message monothéïste.
L’adresse directe aux “fils d’Israël” interpelle ce peuple à l’origine du monothéisme, peuple persécuté et sauvé par Moïse et dont le récit occupe un large pan du texte coranique. Les trois premières interpellations ont lieu dans la seconde sourate, première grande sourate du texte :
يَٰبَنِي إِسْرَائِيلَ ٱذْكُرُواْ نِعْمَتِيَ ٱلَّتِي أَنْعَمْتُ عَلَيْكُمْ وَأَوْفُواْ بِعَهْدِيۤ أُوفِ بِعَهْدِكُمْ وَإِيَّٰيَ فَٱرْهَبُونِ2(40)
2(40): Ô fils d’Israël rappelez-vous Mon bienfait dont Je vous ai comblé et respectez Mon engagement Je respecterai le vôtre et redoutez-Moi.
يَٰبَنِي إِسْرَائِيلَ ٱذْكُرُواْ نِعْمَتِي ٱلَّتِيۤ أَنْعَمْتُ عَلَيْكُمْ وَأَنِّي فَضَّلْتُكُمْ عَلَى ٱلْعَٰلَمِينَ (47)
(47): Ô fils d’Israël rappelez-vous Mon bienfait dont Je vous ai comblé et que Je vous ai préféré à l’univers.
Ce verset est repris textuellement par le verset 122 de la même sourate. Cette insistance par la répétition accorde à ces trois versets la fonction de rappeler à cette communauté bien spécifique le bienfait initial qui leur a été accordé par Dieu: de les avoir choisis comme premiers dépositaires de son message. Il leur est dicté ici un devoir de mémoire capital.
Plus loin, dans la sourate 20(80) le don divin leur est explicité :
يٰبَنِي إِسْرَائِيلَ قَدْ أَنجَيْنَاكُمْ مِّنْ عَدُوِّكُمْ وَوَاعَدْنَاكُمْ جَانِبَ ٱلطُّورِ ٱلأَيْمَنَ وَنَزَّلْنَا عَلَيْكُمُ ٱلْمَنَّ وَٱلسَّلْوَىٰ 20(80)
Ô fils d’Israël Nous vous avons sauvés de votre ennemi et Nous vous avons fixé un rendez-vous sur le versant droit du Mont [du Sinaï] et Nous avons fait descendre sur vous la manne et les cailles.
À ce peuple persécuté, Dieu-énonciateur lance un appel pour mémoire, instaure une vérité et rappelle la nécessité de la réponse au Don, la Reconnaissance. Ces quatre versets enregistrent et résument en fait, dans la convocation par la voix, le récit de l’exode du peuple élu et sauvé de la persécution et le rappel du don divin. Mais, du même geste, ils soulignent aussi et surtout l’exceptionnelle qualité du Pacte et de la Rencontre qui doivent être mémorisés et respectés -au sens de respecter ses engagements. Insistance donc sur le Don mais aussi sur le rapport entre Énonciateur et interpellés, évolution dans la relation par la présence du Je/vous dans les trois premières adresses, relation qui deviendra Nous/vous dans la dernière adresse, sublimant l’Énonciateur et élargissant l’écart et la distance dans le rapport entre les deux instances de l’énonciation qui, à l’origine, était priviligié, unique. Passé épuisé par une Parole non tenue, non respectée.
Le second « appellatif » pour ces mêmes interpellés est “ô détenteurs du livre“. Dans ce groupe nominal, l’accent est mis sur le rapport au Livre et son contenu qu’il faut préserver et faire prévaloir. Nous le lisons en premier lieu dans la sourate 3 à partir de six récurrences :
قُلْ يٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ تَعَالَوْاْ إِلَىٰ كَلِمَةٍ سَوَآءٍ بَيْنَنَا وَبَيْنَكُمْ أَلاَّ نَعْبُدَ إِلاَّ ٱللَّهَ وَلاَ نُشْرِكَ بِهِ شَيْئاً وَلاَ يَتَّخِذَ بَعْضُنَا بَعْضاً أَرْبَاباً مِّن دُونِ ٱللَّهِ فَإِن تَوَلَّوْاْ فَقُولُواْ ٱشْهَدُواْ بِأَنَّا مُسْلِمُونَ 3(64)
Dis: Ô vous les détenteurs du livre venez vers une parole commune entre nous et vous de n’adorer que Dieu et de ne rien Lui associer et de ne pas nous prendre pour seigneurs les uns les autres en dehors de Dieu; s’ils se détournent dites: soyez témoins que nous sommes musulmans.
يٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لِمَ تُحَآجُّونَ فِيۤ إِبْرَاهِيمَ وَمَآ أُنزِلَتِ ٱلتَّورَاةُ وَٱلإنْجِيلُ إِلاَّ مِن بَعْدِهِ أَفَلاَ تَعْقِلُونَ (65)
(65): Ô vous les détenteurs du livre pourquoi disputez-vous en Ibrahim alors que la Torah et l’Evangile ne sont descendus qu’après lui, ne raisonnez-vous donc pas.
À propos du livre, ces adresses confrontent les premiers détenteurs avec les musulmans, soulignant la présence d’une même Parole qui devrait dépasser toute dispute, pour unir et non dissocier. Car, en fait, cette dissociation a pour résultat (obligatoire) l’écart et l’égarement que nous lisons dans cette séquence de versets inscrits ultérieurement dans la sourate 3:
يٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لِمَ تَكْفُرُونَ بِآيَاتِ ٱللَّهِ وَأَنْتُمْ تَشْهَدُونَ 3(70)
3(70): Ô vous les détenteurs du livre pourquoi ne croyez-vous pas aux preuves de Dieu alors que vous en êtes témoins.
يٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لِمَ تَلْبِسُونَ ٱلْحَقَّ بِٱلْبَاطِلِ وَتَكْتُمُونَ ٱلْحَقَّ وَأَنْتُمْ تَعْلَمُونَ (71)
(71): Ô vous les détenteurs du livre pourquoi revêtez-vous la vérité par le faux et étouffez-vous la vérité alors que vous savez.
قُلْ يٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لِمَ تَكْفُرُونَ بِآيَاتِ ٱللَّهِ وَٱللَّهُ شَهِيدٌ عَلَى مَا تَعْمَلُونَ * (98) قُلْ يٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لِمَ تَصُدُّونَ عَن سَبِيلِ ٱللَّهِ مَنْ آمَنَ تَبْغُونَهَا عِوَجاً وَأَنْتُمْ شُهَدَآءُ وَمَا ٱللَّهُ بِغَافِلٍ عَمَّا تَعْمَلُونَ(99)
(98) Dis: Ô vous les détenteurs du livre pourquoi ne croyez-vous pas aux signes de Dieu, alors que Dieu est témoin de ce que vous faites? (99) Dis: Ô vous les détenteurs du livre pourquoi faites-vous obstacle au croyant sur le chemin de Dieu cherchant à rendre ce chemin tortueux, alors que vous êtes témoins ? Mais Dieu n’est pas inattentif à ce que vous faites.
Dans la sourate 4, l’interpellation exhorte les premiers détenteurs du Livre à la modération et au ralliement au message de Jésus, messager de Dieu parmi ceux qui l’ont précédé et suivi :
يٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لاَ تَغْلُواْ فِي دِينِكُمْ وَلاَ تَقُولُواْ عَلَى ٱللَّهِ إِلاَّ ٱلْحَقَّ إِنَّمَا ٱلْمَسِيحُ عِيسَى ٱبْنُ مَرْيَمَ رَسُولُ ٱللَّهِ وَكَلِمَتُهُ أَلْقَاهَا إِلَىٰ مَرْيَمَ وَرُوحٌ مِّنْهُ فَآمِنُواْ بِٱللَّهِ وَرُسُلِهِ وَلاَ تَقُولُواْ ثَلاَثَةٌ ٱنتَهُواْ خَيْراً لَّكُمْ إِنَّمَا ٱللَّهُ إِلَـٰهٌ وَاحِدٌ سُبْحَانَهُ أَن يَكُونَ لَهُ وَلَدٌ لَّهُ مَا فِي ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَمَا فِي ٱلأَرْضِ وَكَفَىٰ بِٱللَّهِ وَكِيلاً 4(171)
4(171) Ô vous les détenteurs du livre n’exagérez pas en votre religion et ne dites sur Dieu que la vérité, car le Messieh Jésus fils de Marie est le messager de Dieu et Sa parole qu’Il a lancée à Marie ainsi qu’il est souffle de Lui, croyez donc en Dieu et en Ses messagers et ne dites pas “trois”, cessez, c’est préférable pour vous, car Dieu est un Dieu unique, sublime soit-Il pour avoir un fils, c’est à Lui qu’appartiennent ce qu’il y a dans les cieux et dans la terre, et Dieu suffit comme protecteur.
Enfin, nous lisons dans la sourate 5 cinq adresses à ceux-ci qui ont reçu et possédé en premier le Livre. Dans cette séquence d’adresses, les interpellés sont mis en rapport avec le dernier message, le Coran, son messager et ses adeptes :
يَا أَهْلَ ٱلْكِتَابِ قَدْ جَآءَكُمْ رَسُولُنَا يُبَيِّنُ لَكُمْ كَثِيراً مِّمَّا كُنْتُمْ تُخْفُونَ مِنَ ٱلْكِتَابِ وَيَعْفُواْ عَن كَثِيرٍ قَدْ جَآءَكُمْ مِّنَ ٱللَّهِ نُورٌ وَكِتَابٌ مُّبِينٌ5(15)
5(15): Ô vous les détenteurs du livre notre messager vous est parvenu pour vous exposer beaucoup de ce que vous cachiez du livre et pour pardonner beaucoup, il vous est arrivé de Dieu lumière et livre évident.
يَا أَهْلَ ٱلْكِتَابِ قَدْ جَآءَكُمْ رَسُولُنَا يُبَيِّنُ لَكُمْ عَلَىٰ فَتْرَةٍ مِّنَ ٱلرُّسُلِ أَن تَقُولُواْ مَا جَآءَنَا مِن بَشِيرٍ وَلاَ نَذِيرٍ فَقَدْ جَاءَكُمْ بَشِيرٌ وَنَذِيرٌ وَٱللَّهُ عَلَىٰ كُلِّ شَيْءٍ قَدِيرٌ (19)
(19): Ô vous les détenteurs du livre notre messager vous est arrivé pour vous éclairer alors qu’il y a eu un intervalle de temps sans messagers, afin que vous ne disiez pas [que] nous n’avons reçu ni annonciateur ni avertisseur; il vous est donc venu comme annonciateur et avertisseur, et Dieu est capable de tout.
قُلْ يَـٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ هَلْ تَنقِمُونَ مِنَّآ إِلاَّ أَنْ آمَنَّا بِٱللَّهِ وَمَآ أُنزِلَ إِلَيْنَا وَمَآ أُنزِلَ مِن قَبْلُ وَأَنَّ أَكْثَرَكُمْ فَاسِقُونَ (59)
(59): Dis: Ô vous les détenteurs du livre nous en voulez-vous pour avoir foi en Dieu, en ce qui nous est descendu, en ce qui est descendu auparavant et en ce que la plupart d’entre vous sont des transgresseurs[7].
قُلْ يَـٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لَسْتُمْ عَلَىٰ شَيْءٍ حَتَّىٰ تُقِيمُواْ ٱلتَّوْرَاةَ وَٱلإِنْجِيلَ وَمَآ أُنزِلَ إِلَيْكُمْ مِّن رَّبِّكُمْ وَلَيَزِيدَنَّ كَثِيراً مِّنْهُمْ مَّآ أُنْزِلَ إِلَيْكَ مِن رَّبِّكَ طُغْيَاناً وَكُفْراً فَلاَ تَأْسَ عَلَى ٱلْقَوْمِ ٱلْكَافِرِينَ (68)
(68): Dis: Ô vous les détenteurs du livre vous n’avez aucun appui solide tant que vous ne vous conformez pas à la Torah et à l’Évangile et à ce que votre seigneur a descendu sur vous; certes, ce qui t’a été descendu accroîtra chez beaucoup d’entre eux la rébellion et la mécréance, ne plains pas les gens mécréants.
قُلْ يَـٰأَهْلَ ٱلْكِتَابِ لاَ تَغْلُواْ فِي دِينِكُمْ غَيْرَ ٱلْحَقِّ وَلاَ تَتَّبِعُوۤاْ أَهْوَآءَ قَوْمٍ قَدْ ضَلُّواْ مِن قَبْلُ وَأَضَلُّواْ كَثِيراً وَضَلُّواْ عَن سَوَآءِ ٱلسَّبِيلِ (77)
(77): Dis: Ô vous les détenteurs du livre n’exagérez pas en votre religion contre la vérité et ne suivez pas les fantaisies de gens qui s’étaient déjà égarés, avaient égaré beaucoup de monde et s’étaient égarés du droit chemin.
Ces adresses interpellent ceux qui ont déjà reçu un livre, les définissant par lui. Ils sont donc a priori adhérents à la parole monothéiste. Elles les interpellent pour (les) inscrire (dans) la différence -à cause de leur écart choisi- vis-à-vis du détenteur du texte monothéiste final. Cette inscription a lieu dans les deux premiers versets (15 et 19) par la narration dans la récurrence et l’insistance. Dans les trois autres versets (59, 68 et 77), les détenteurs du livre sont inscrits dans la parole du prophète -introduite par le jussif /dis/-, intégrés et assimilés dans le circuit et le don du texte et de son message.
Comme nous pouvons le lire dans les énoncés de cette séquence, l’accent est mis sur la communauté constituée par tous les détenteurs du Livre. Ils sont dans une situation commune. S’il y a dissension, elle réside surtout dans la rupture créée par les premiers récepteurs, interceptant les Écritures qui sont en leur possession et refusant d’accepter la continuité du message monothéiste et la présence du dernier messager. Par là, les axes sémantiques de cette séquence sont surtout le rapport au livre final, l’acception de la présence d’autres participants en cette fonction de réception, de compréhension et de transmission. En un mot, la reconnaissance de ce qui est vraiment inscrit et leur appartenance à une communauté plus large.
La dernière récurrence de cette catégorie d’interpellés, par le moyen d’un autre “appellatif”, a lieu vers la fin du texte coranique. Nous lisons, là, explicitement leur position en écart par rapport au Livre et au message divin, lieu qu’ils se sont choisis pour recevoir -et accaparer- le don, pour ensuite s’écarter de la Parole et s’en désister, ne pas en assumer la responsabilité. Se proclamer des droits sans être à leur hauteur, trahir la garde, tel est en fait le mouvement de déviation et de perte de ce peuple qui est nommé par son retour -non accompli- vers Dieu.
Effectivement, les juifs dans la langue arabe sont appelés /yahud/, substantif dérivé du verbe /hâdâ/, /retourner/. Perdus, exilés et invités au retour, ils sont maintenus dans leur Exil -devenu essentiel- pour s’être exilés du Livre et de la Parole sacrés qu’ils ont reçus :
قُلْ يٰأَيُّهَا ٱلَّذِينَ هَادُوۤاْ إِن زَعمْتُمْ أَنَّكُمْ أَوْلِيَآءُ لِلَّهِ مِن دُونِ ٱلنَّاسِ فَتَمَنَّوُاْ ٱلْمَوْتَ إِن كُنتُمْ صَادِقِينَ (6) وَلاَ يَتَمَنَّونَهُ أَبَداً بِمَا قَدَّمَتْ أَيْديهِمْ وَٱللَّهُ عَلِيمٌ بِٱلظَّالِمِينَ 62(7)
62(6): Dis: Ô vous qui êtes juifs (textuellement: qui êtes retournés) si vous prétendez être les alliés de Dieu à l’exclusion de tous les hommes, souhaitez la mort si vous êtes sincères. (7) Et ils ne la souhaiteront jamais de ce que leurs mains ont présenté, et Dieu est omniscient des injustes.
Le défi lancé à travers la voix du prophète (verset 6) trouve sa réponse dans le verset suivant (verset 7). Dans cet espace/temps final du texte coranique, les jeux mis en place sont évidents: la donne, la discorde autour du Livre et le refus du dernier Message. L’argumentation s’est développée tout le long du texte et la signification a suivi un trajet évident. Le troisième “appellatif” de ces protagonistes si particuliers constitue une conclusion dans cette argumentation. Il les arrache de leur rapport au Livre. Car ils ont faussé le jeu. Leur démarche est révélatrice de leurs intentions et de leur appartenance réelle à un statut hiérarchique supérieur. Par là, ils accomplissent une grave trahison de la donne. Et ainsi, leur lieu dans le discours est défini en tant qu’opposants, différents et se différenciant, mais assimilés tout de même dans le schéma de communication et d’échange, et non pas rejetés. Ils appartiennent au dispositif du message divin et ont côtoyé le Livre. Ils en ont été les premiers récepteurs, les premiers tenants. Mais leur situation est particulière dans le texte coranique: ils étaient les premiers à détenir le Livre et le savoir. Ils ont possédé un bien, un don dont ils n’ont pas apprécié la juste valeur. Ils possèdent donc tout en étant, en réalité, dépossédés et ne profitent pas de ce qu’ils ont été les premiers à acquérir. La composition des versets et leur succession dans la sourate 62 aboutissent au troisième appellatif qui explicite parfaitement ce sens. Ainsi le verset qui précède l'”appellatif” final expose leur cas :
مَثَلُ ٱلَّذِينَ حُمِّلُواْ ٱلتَّوْرَاةَ ثُمَّ لَمْ يَحْمِلُوهَا كَمَثَلِ ٱلْحِمَارِ يَحْمِلُ أَسْفَاراً بِئْسَ مَثَلُ ٱلْقَوْمِ ٱلَّذِينَ كَذَّبُواْ بِآيَاتِ ٱللَّهِ وَٱللَّهُ لاَ يَهْدِي ٱلْقَوْمَ ٱلظَّالِمِينَ 62(5)
62(5): À l’exemple de ceux qui ont été chargés de la Torah puis ne l’ont plus portée, comme l’âne qui porte des livres, pire exemple de gens qui ont trahi les preuves de Dieu et Dieu ne guide pas les gens injustes.
Comme nous pouvons le constater, l’interpellation des détenteurs des Écritures premières participe peut-être à une stratégie d’argumentation pour l’auto-référentialité du discours coranique, mais elle participe surtout à la construction d’un réseau de signification constitué de 17 énoncés agencés pour élaborer un trajet de signification quant au rapport du texte avec ses acteurs et ses instances.
II – 4. Interpeller les plus lointains
Après avoir convoqué la communauté des hommes puis ses plus proches opposants, ceux qui revendiquent leur droit de premiers détenteurs du livre, le texte coranique va plus loin. Il s’adresse enfin aux transgresseurs, ceux qui refusent, attaquent, nient sciemment: les non-croyants, /al kafirûn/. Ceux-ci sont présents dans les adresses en tant que minorité. Ils s’inscrivent en marge de la majorité des hommes, constituant les acteurs principaux de l’instance des opposants. La racine [kafar] signifie, en langue arabe, “couvrir, comme l’obscurité qui couvre toute chose“[8]. Ces non-croyants ou ces “enveloppeurs” de la vérité et de la raison sont interpellés deux fois dans le texte coranique. La première fois par l’appellation [ya ayuha allaḏîn kafarû], “Ô vous qui avez mécru” :
يٰأَيُّهَا ٱلَّذِينَ كَفَرُواْ لاَ تَعْتَذِرُواْ ٱلْيَوْمَ إِنَّمَا تُجْزَوْنَ مَا كُنتُمْ تَعْمَلُونَ 66(7)
66(7): Ô vous qui avez mécru, ne vous excusez pas aujourd’hui car vous ne serez rétribués que pour ce que vous avez fait.
Dans la sourate 66, ce verset est intercalé entre deux adresses aux croyants leur donnant l’ordre de se repentir, de se prévenir contre l’enfer et de s’adresser à leur créateur. Un quatrième verset s’adresse au prophète lui demandant d’œuvrer auprès des mécréants. Les trois derniers versets de cette même sourate donnent l’exemple de deux femmes mécréantes (verset 10), épouses de deux prophètes (Noé et Loth) et de deux femmes croyantes (versets 11 et 12): la femme de Pharaon et Maryam. L’inscription du refus de croire, acte volontaire et choix personnel –vous qui avez choisi de ne pas croire– est un choix parmi d’autres de la part des hommes et des femmes, participant à la logique et au déroulement de l’échange établi entre le créateur et toutes les créatures. C’est une décision de refus, parfaitement personnelle, au-delà de tout contexte personnel ou communautaire, et dont il faut assumer les conséquences.
La seconde adresse à ces opposants est présente à la fin du texte coranique. Elle inaugure et commande totalement la sourate 109. Le Sujet de l’énonciation y interpelle directement “ceux qui refusent de croire” [Al-Kâfirûn] et qui procèdent dans leur vie selon cette décision. Dans cette sourate éponyme, située en début des six dernières sourates du texte coranique, Dieu ordonne à son prophète d’interpeller des individus bien particuliers comme une sorte de profession de foi en vis-à-vis :
قُلْ يٰأَيُّهَا ٱلْكَافِرُونَ * (1) لاَ أَعْبُدُ مَا تَعْبُدُونَ * (2) وَلاَ أَنتُمْ عَابِدُونَ مَآ أَعْبُدُ * (3) وَلاَ أَنَآ عَابِدٌ مَّا عَبَدتُّمْ * (4) وَلاَ أَنتُمْ عَابِدُونَ مَآ أَعْبُدُ * (5) لَكُمْ دِينُكُمْ وَلِيَ دِينِ 109(6)
109(1): Dis: Ô vous les mécréants (2) Je n’adore pas ce que vous adorez (3) Et vous n’êtes pas adorateurs de ce que j’adore (4) Et moi je ne suis pas adorateur de ce que vous avez adoré (5) Et vous n’êtes pas adorateurs de ce que j’adore (6) À vous votre religion et à moi ma religion.
Dans cette sourate succincte et ponctuelle, le Sujet de l’énonciation Se distancie des interpellés. Il délègue la parole et l’adresse directe à Son messager. Nous y lisons ainsi une libération mutuelle. C’est un désengagement accompli entre le prophète et tous ceux qui le refusent. Le message est délivré, les appels ont été lancés et le rappel est incessamment engagé dans/par le texte coranique. Les protagonistes, à savoir les mécréants /al kafirûn/ dans cette sourate, sont une instance à part entière dans le schéma de communication. L’adresse directe, Dis leur, les intègre dans un réseau d’interaction et de communication avec leur créateur. Dans la sourate 109, Dieu donne à son prophète l’ordre de les interpeller les impliquant ainsi dans une confrontation au sujet de leur appartenance religieuse et définissant l’espace de chaque parti.
Cette adresse est assez particulière dans le réseau des adresses car, en fait, elle occupe toute une sourate, confrontant le prophète à ses transgresseurs qui le refusent, le renient et l’agressent. Mais, lui, il les interpelle, les affrontent et leur adresse une parole de définition capitale à la foi, à la religion et à leur étant malgré et dans la différence. Cette adresse ponctuelle visant une catégorie bien spécifique la dépasse pour constituer un témoignage de libre arbitre dans le texte coranique.
Enfin et en dernier lieu, nous lisons les adresses directes produites par le Sujet de l’énonciation au premier des transgresseurs et l’opposant principal au pouvoir divin. Ainsi, nous lisons deux adresses bien spécifiques quant à leur forme linguistique et à leur inscription dans le texte. Ce sont des adresses à Ibliss, nom propre à Satan dans la tradition islamique. Ces adresses sont identiques, lancinantes dans leur récurrence linguistiquement stéréotypée et affichant l’exclusion. Ibliss est mentionné onze fois dans le texte du Coran. Dans sept énoncés, il est mentionné par une expresssion figée: “sauf Ibliss“. Exclusion par rapport à toutes les créatures et aux anges qui ont accepté de s’agenouiller devant Adam, reconnaissant le pouvoir du créateur en Sa création et en Sa science. Ibliss sera donc le seul à refuser, à transgresser l’ordre divin, et par là à être rejeté de la grâce divine, exclu du paradis et figé dans la Parole transmise, banni de toute vie. Mais malgré cela, Dieu-Énonciateur l’interpelle, le convoque dans sa parole, même si c’est sous une forme bien particulière, marquée par le sceau du rejet.
Nous lisons les deux interpellations d’Ibliss (Satan) dans le contexte d’un dialogue et d’une argumentation entre le Créateur et la créature transgressive :
قَالَ يٰإِبْلِيسُ مَا لَكَ أَلاَّ تَكُونَ مَعَ ٱلسَّاجِدِينَ * (32) قَالَ لَمْ أَكُن لأَسْجُدَ لِبَشَرٍ خَلَقْتَهُ مِن صَلْصَالٍ مِّنْ حَمَإٍ مَّسْنُونٍ 15(33)
15(32): Il (Dieu) dit: Ô Ibliss qu’as-tu à ne pas être parmi les prosternés? (33) Il répondit : Je ne puis me prosterner devant un humain que Tu as créé d’argile, d’une boue malléable.
Dans la seconde interpellation d’Ibliss, ce dernier détaille les raisons de son refus: il est supérieur aux humains de par son essence tout en reconnaissant un créateur commun à toutes les créatures :
قَالَ يٰإِبْلِيسُ مَا مَنَعَكَ أَن تَسْجُدَ لِمَا خَلَقْتُ بِيَدَيَّ أَسْتَكْبَرْتَ أَمْ كُنتَ مِنَ ٱلْعَالِينَ * (75) قَالَ أَنَاْ خَيْرٌ مِّنْهُ خَلَقْتَنِي مِن نَّارٍ وَخَلَقْتَهُ مِن طِينٍ (76)
38(75): Il (Dieu) dit: Ô Ibliss qu’est-ce qui t’a empêché de te prosterner devant ce que J’ai créé de Mes mains, est-ce par orgueil ou te considères-tu parmi les hauts-placés? (76) Il (Ibliss) dit: Je suis meilleur que lui, Tu m’as créé de feu et Tu l’as créé d’argile.
Dans ces deux adresses, Ibliss est interpellé dans la parole de Dieu dans un rapport direct entre Je/tu dans une phrase interrogative, protagoniste convoqué, interpellé au sens juridique du mot. Il est “cité” par la Voix et en elle, sommé à comparaître indéfiniment dans ce moule immuable, l’encerclant, le tenant. Il expose ses arguments de mépris vis-à-vis des autres créatures et refuse catégoriquement la soumission.
III – Finalité dans la différence et composition textuelle.
La diversité de toutes les adresses dénombrées en 67 lieux du texte met en évidence une présence différente, opposante ou transgressive qui n’est pas occultée par le texte mais déclarée en lui. Le dispositif textuel assume ainsi pleinement la pluralité des actants et la diversité des étants. Car le Sujet de l’énonciation dépasse l’unité du même pour l’enrichissement dans la pluralité et la différence. Il supporte les uns et les autres, le même et toutes les différences, étant de Lui et en Lui, dans le projet sans répit de la grâce, de la promesse et du retour. Dieu-Énonciateur fait être la différence dans la création et dans Son texte :
وَمِنْ آيَاتِهِ خَلْقُ ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلأَرْضِ وَٱخْتِلاَفُ أَلْسِنَتِكُمْ وَأَلْوَانِكُمْ إِنَّ فِي ذٰلِكَ لآيَاتٍ لِّلْعَالِمِينَ 30(22)
30(22): Et parmi Ses signes la création des cieux et de la terre et la différence de vos langues et de vos couleurs, il y a là des signes pour l’univers [ou: pour ceux qui savent].
Preuve et don pour la différence, vitale et essentielle. Car Il aurait parfaitement pu vouloir et faire autrement :
وَلَوْ شَآءَ رَبُّكَ لَجَعَلَ ٱلنَّاسَ أُمَّةً وَاحِدَةً وَلاَ يَزَالُونَ مُخْتَلِفِينَ 11(118)
11(118): Et si ton seigneur avait voulu Il aurait pu faire des hommes une nation unique tout en étant différents.
Mais, dans le texte coranique, la différence établie ne disperse pas les hommes, ne les dissocie pas. Elle est une invite à la connaissance des autres, de ceux qui sont différents. La différence n’est pas un élément d’opposition mais elle est recherche de l’autre dans la distinction et non uniquement dans l’assimilation, pour se connaître comme le souligne le verset 13 de la sourate 49 :
يٰأَيُّهَا ٱلنَّاسُ إِنَّا خَلَقْنَاكُم مِّن ذَكَرٍ وَأُنْثَىٰ وَجَعَلْنَاكُمْ شُعُوباً وَقَبَآئِلَ لِتَعَارَفُوۤاْ إِنَّ أَكْرَمَكُمْ عَندَ ٱللَّهِ أَتْقَاكُمْ إِنَّ ٱللَّهَ عَلِيمٌ خَبِيرٌ 49(13)
49(13) Ô vous les hommes, Nous vous avons créés de mâle et de femelle et Nous vous avons constitués en peuples et tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement, le plus noble d’entre vous auprès de Dieu est le plus pieux, Dieu est omniscient connaisseur.
Babel n’est pas un lieu de désunion mais un lieu de dissemblance et de distinction pour se rechercher, pour le savoir suprême.
Les interpellations dans le texte coranique cherchent l’autre pour l’attirer. L’adresse directe procède dans le discours textuel comme élément de rapprochement et de réduction des distances. L’interjection /Ô/ [yâ] a, dans la langue arabe, une fonction vocative pour appeler ceux qui ne sont pas en présence directe, pour “attirer leur attention en premier lieu puis distinguer et spécifier l’interpellé visé”[cf. Al-Razy dans son exégèse de 55(31)] :
وأما { أَيُّهَ } فنقول: الحكمة في نداء المبهم والإتيان بالوصف بعده هي أن المنادي يريد صون كلامه عن الضياع، فيقول أولاً: يا أي نداء لمبهم ليقبل عليه كل من يسمع ويتنبه لكلامه من يقصده، ثم عند إقبال السامعين يخصص المقصود.
Nous lisons la première adresse avec l’interjection /yâ/ dans la sourate 2, verset 21 pour convoquer “tous les gens“. Procédant ainsi du plus lointain et du plus général, le texte institue un acte de rassemblement, d’attirance et de recherche de tout interpellé possible. Cette quête de la différence est en accord avec le but du message qui se veut non discriminatoire, même avec ceux qui le contredisent ou ceux qui ne sont pas dans son projet de croyance. L’interpellation est par là fédératrice au sein d’un message commun à tous. Elle est en fait une réponse à une promesse originelle, toujours valable, de la validité de ce discours même en conséquence avec une origine unique pour tous et d’un trajet soumis sans cesse à une réévaluation. Car le discours monothéiste final de Mohamed ne vise pas une communauté ou une nation élue, dissociée des autres, priviligiée, mais cherche plutôt une nation “médiane”, du juste milieu, en mutation et formation permanentes, assumée et co-présente avec toutes les autres :
وَكَذَلِكَ جَعَلْنَاكُمْ أُمَّةً وَسَطاً لِّتَكُونُواْ شُهَدَآءَ عَلَى ٱلنَّاسِ وَيَكُونَ ٱلرَّسُولُ عَلَيْكُمْ شَهِيداً وَمَا جَعَلْنَا ٱلْقِبْلَةَ ٱلَّتِي كُنتَ عَلَيْهَآ إِلاَّ لِنَعْلَمَ مَن يَتَّبِعُ ٱلرَّسُولَ مِمَّن يَنقَلِبُ عَلَىٰ عَقِبَيْهِ وَإِن كَانَتْ لَكَبِيرَةً إِلاَّ عَلَى ٱلَّذِينَ هَدَى ٱللَّهُ وَمَا كَانَ ٱللَّهُ لِيُضِيعَ إِيمَانَكُمْ إِنَّ ٱللَّهَ بِٱلنَّاسِ لَرَءُوفٌ رَّحِيمٌ 2(143)
2(143): Et ainsi Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu afin que vous soyez témoins des hommes et que le messager vous soit témoin, et Nous n’avons établi la Qibla (direction choisie pour la prière) que tu suivais que pour savoir qui suit le messager et qui retourne sur ses pas, c’est une grande épreuve surtout pour ceux qui ont été guidés (hada) par Dieu, et ce n’est pas Dieu qui vous fera perdre votre foi, Dieu est compatissant et miséricordieux pour les hommes.
Si Dieu assimile tous les hommes dans sa création, sa compassion est pour tous également, le libre choix étant partie intégrante du don sans injustice aucune :
إِنَّ ٱللَّهَ لاَ يَظْلِمُ ٱلنَّاسَ شَيْئاً وَلَـٰكِنَّ ٱلنَّاسَ أَنفُسَهُمْ يَظْلِمُونَ 10(44)
10(44) Dieu n’est point injuste envers les hommes mais ce sont les hommes qui sont injustes envers eux-mêmes.
Ainsi, le texte instaure et permet la continuité par la parole entre le Créateur et les diverses créatures. Le texte, en convoquant, produit un effet d’instantanéité, flux continu par la voix faisant être dans l’immédiat une présence réitérable du sujet convoqué. La problématique de son énonciation accentue l’événementialité de la voix interpellant, tout comme elle souligne la nécessité de la différence dans le dispositif. Ainsi, quand le Sujet de l’énonciation interpelle les croyants, les prophètes, les adhérents à la foi, Il leur donne leur place dans ce texte auquel ils croient et auquel ils appartiennent. Mais quand Il arrache les opposants et les étrangers au texte de leur extériorité, Il les y inscrit. Il souligne leur “extranéité” dans cet espace qu’ils ne reconnaissent pas, dont ils ne répondent pas, leur faisant toujours une place. Il les fait être, là, comme différents et, du même geste, Il leur donne un lieu de voisinage, un espace concomitant pour un échange toujours possible, un déplacement virtuel, un non-rejet ou une promesse de dialogue dans une relation de partenariat. Car tous sont des khalifat, tout comme Adam. Par là, l’adresse fonctionne dans ce dispositif comme une ouverture délivrant un sens et permettant un fonctionnement plus adéquat.
Comme l’a souligné Kerbrat-Orecchioni, plus haut, “le système d’expression de la relation interpersonnelle s’organise à partir de trois dimensions générales” [p.35]. Ces trois dimensions se recoupent avec les trois axes du schéma actantiel de Greimas: axe horizontal de la communication entre destinateur et destinataire, axe vertical de la quête et de la hiérarchie entre sujet et objet et enfin l’axe du pouvoir dans “la relation conflictuelle vs consensuelle” ou relation du sujet avec les opposants et les adjuvants. Le Sujet de la quête dans ce texte a pour objet Son sujet ou l’homme créé. Comme nous avons pu le lire dans tous les versets introduisant une adresse directe interpellant “tous les hommes“, ces versets présentent un des deux trajets de signification suivants: soit une démonstration argumentative prouvant le pouvoir du Sujet destinateur (présentation des cycles de la création, des dons de Dieu et de son pouvoir), soit des injonctions-conseils pour accomplir au mieux le parcours humain durant son existence sur terre. Le messager intermédiaire a, par là, deux rôles à accomplir en transmettant son message: prédire une réussite et un trajet positif en s’attachant à la vérité et à la crainte de Dieu [takwa] ou avertir des dangers de toute déviation :
وَمَآ أَرْسَلْنَاكَ إِلاَّ كَآفَّةً لِّلنَّاسِ بَشِيراً وَنَذِيراً وَلَـٰكِنَّ أَكْثَرَ ٱلنَّاسِ لاَ يَعْلَمُونَ 34(28)
34(28): Et Nous ne t’avons envoyé que pour l’ensemble des humains comme annonciateur [de bonnes nouvelles] et avertisseur, mais la plupart des hommes ne savent pas.
Cette séquence du réseau des adresses directes visant l’universel des créatures inscrit ainsi dans le réseau une troisième instance médiane sur “l’axe conflictuel” du pouvoir. Avec les opposants et les adjuvants, cette instance illustre dans le texte un espace intermédiaire occupé par tous ceux qui ne sont pas encore catégorisés, qui n’ont pas encore fait leur choix ou qui ont une situation différente. Elle constitue, dans l’interaction de l’adresse et de l’appel coranique, l’ouverture et l’appel incessant à l’universel. Car, en fait tous, créatures et création, sont inclus dans la miséricorde divine :
وَٱكْتُبْ لَنَا فِي هَـٰذِهِ ٱلدُّنْيَا حَسَنَةً وَفِي ٱلآخِرَةِ إِنَّا هُدْنَـآ إِلَيْكَ قَالَ عَذَابِيۤ أُصِيبُ بِهِ مَنْ أَشَآءُ وَرَحْمَتِي وَسِعَتْ كُلَّ شَيْءٍ فَسَأَكْتُبُهَا لِلَّذِينَ يَتَّقُونَ وَيُؤْتُونَ ٱلزَّكَـاةَ وَٱلَّذِينَ هُم بِآيَاتِنَا يُؤْمِنُونَ 7(156)
7(156) Et prescris pour nous un bien ici-bas ainsi que dans l’au-delà, nous sommes revenus vers Toi; et Il dit : Mon châtiment touche qui Je veux et Ma miséricorde embrasse toute chose, Je la prescrirai à ceux qui (Me) craignent, acquittent la Zakat, et ceux qui ont foi en Nos signes.
Par ailleurs, la forme linguistique de l’adresse a une fonction prépondérante « par laquelle l’acte de communication [en l’occurence ici le texte] a pour fin d’assurer ou de maintenir le contact entre le locuteur et le destinataire » [Dictionnaire de Linguistique, p.371]. Cette fonction est accentuée dans le texte coranique par un autre élément très important et très récurrent, à savoir l’impératif /Dis/. Cet impératif, comme nous l’avons lu ci-dessus, introduit certaines adresses directes faisant intervenir le messager entre le Sujet de l’énonciation et le récepteur. Mais en fait, l’impératif /Dis/ dans le texte dépasse la formulation des adresses avec une très forte récurrence (332 fois). Cette profusion met en évidence la présence du prophète-locuteur à la charnière du processus énonciatif. Il est locuteur et transmetteur dans un schéma bien particulier à ce texte :
Sujet de l’énonciation/ Émetteur —- Mohamed récepteur —- Mohamed émetteur/transmetteur —- Tous les hommes récepteurs.
Ce schéma en boucle et formé de quatre instances introduit dans la communication une troisième dimension de transmission focalisée en dernier lieu dans/par le Livre. L’impératif /dis/ inscrit dans le texte les instances de sa performance. Il est le signe de présence explicite du transmetteur intermédiaire entre l’Origine du texte et son aboutissement. L’apogée de cet impératif peut être lue dans un lieu textuel de concentration à la fin du livre. Avec les trois dernières sourates (112,113 et 114), formées respectivement de 4, puis de 5 et enfin de 6 versets, nous avons un triptyque généré à chaque fois par /Dis/. Ces trois sourates forment une unité de par leur position en desinit, de par leur structure (4/5/6 versets) et surtout de par le trajet de la signification procédant de Dieu –Unique et Intègre- à Dieu de tous les hommes, par la grâce et la promesse :
قُلْ هُوَ ٱللَّهُ أَحَدٌ *(1) ٱللَّهُ ٱلصَّمَدُ *(2) لَمْ يَلِدْ وَلَمْ يُولَدْ * (3) وَلَمْ يَكُنْ لَّهُ كُفُواً أَحَدٌ 112(4)
-112(1) Dis: Il est Dieu unique (2) Dieu l’infaillible (3) Il n’a pas généré et n’a pas été généré (4) Et Il n’a jamais eu d’égal.
قُلْ أَعُوذُ بِرَبِّ ٱلْفَلَقِ * (1) مِن شَرِّ مَا خَلَقَ * (2) وَمِن شَرِّ غَاسِقٍ إِذَا وَقَبَ * (3) وَمِن شَرِّ ٱلنَّفَّاثَاتِ فِي ٱلْعُقَدِ * (4) وَمِن شَرِّ حَاسِدٍ إِذَا حَسَدَ 113(5)
-113(1) Dis: J’implore l’aide du seigneur de l’aube (2) Contre le mal de ce qu’Il a créé (3) Et du mal des ténèbres quand elles envahissent (4) Et du mal de celles qui soufflent dans les nœuds (5) Et du mal de l’envieux quand il envie.
قُلْ أَعُوذُ بِرَبِّ ٱلنَّاسِ * (1) مَلِكِ ٱلنَّاسِ * (2) إِلَـٰهِ ٱلنَّاسِ * (3) مِن شَرِّ ٱلْوَسْوَاسِ ٱلْخَنَّاسِ * (4) ٱلَّذِى يُوَسْوِسُ فِي صُدُورِ ٱلنَّاسِ * (5) مِنَ ٱلْجِنَّةِ وَٱلنَّاسِ 114(6)
-114(1) Dis: J’implore l’aide du seigneur des hommes (2) Le souverain des hommes (3) Le Dieu des hommes (4) Contre le mal du chuchoteur sournois (5) Qui chuchote dans le cœur des hommes (6) Qu’ils soient des djinns ou des hommes.
Ce schéma d’énonciation bien particulier au texte coranique se retrouve dans un modèle linguistique plus proche, dans la tradition orale et populaire et étudié par Zumthor, à savoir la performance :
La performance, c’est l’action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant. Locuteur, destinataire(s), circonstances (…) se trouvent concrètement confrontés, indiscutables. Dans la performance se recoupent les deux axes de la communication sociale: celui qui joint le locuteur et l’auteur; et celui sur quoi s’unissent situation et tradition. À ce niveau joue pleinement la fonction du langage que Malinowski nomme « phatique »: jeu d’approche et d’appel, de provocation de l’Autre, de demande, en soi indifférent à la production d’un sens.
La performance constitue le moment crucial dans une série d’opérations logiquement (mais non toujours en fait) distinctes. J’en compte cinq, qui sont les phases, pour ainsi dire, de l’existence du poème:
- transmission3. réception4. conservation 5. répétition. [Zumthor-p.32].
Ce dispositif de l’énonciation du poème oral est proche du processus énonciatif du texte coranique performant entre/par oralité et écriture, don et transmission, répétition. Ainsi par une production originelle, Dieu permet la transmission du texte par l’ange Gabriel au prophète Mohamed qui le reçoit, le transmet à son tour pour une conservation dans/par la mémorisation et la répétition. Le schéma de Zumthor établit ainsi, à une échelle plus proche de la compréhension et de la pratique humaines, le schéma de ce texte unique et incontournable. Incontournable de par sa permanence et son universalité, ce texte a pour source une injonction, une adresse impérative directe au prophète “lis“. Et c’est à partir de cette adresse génératrice que prolifèrera le texte par/dans le dire de son Énonciateur, convoquant en certains lieux le “dis“-charnière, lieu du prophète transmettant. Ces impératifs charriant la parole et le texte, par leur a-temporalité, permettent d’instaurer la temporalité d’un texte dégageant le Temps de la simple succession ou de la pure répétition. Car comme le souligne Benveniste:
L’impératif n’est pas dénotatif et ne vise pas à communiquer un contenu, mais se caractérise comme pragmatique et vise à agir sur l’auditeur, à lui intimer un comportement. L’impératif n’est pas un temps verbal; il ne comporte ni marque temporelle ni référence personnelle. C’est le sémantème nu employé comme forme jussive avec une intonation spécifique. [Benveniste- p.274].
La portée pragmatique de l’émergence du texte coranique est relevée par une autre portée supérieure: le performatif. La poétique du texte coranique présente ainsi deux modes discursifs, successifs dans le déroulement du texte et complémentaires. Ainsi, “Lis” dans l’incipit de la sourate 96 présente l’événement dans son surgissement et sa temporalité:
ٱقْرَأْ بِٱسْمِ رَبِّكَ ٱلَّذِي خَلَقَ * (1) خَلَقَ ٱلإِنسَانَ مِنْ عَلَقٍ * (2) ٱقْرَأْ وَرَبُّكَ ٱلأَكْرَمُ * (3)ٱلَّذِى عَلَّمَ بِٱلْقَلَمِ *(4) عَلَّمَ ٱلإِنسَانَ مَا لَمْ يَعْلَمْ 96(5)
96(1) Lis au nom de ton seigneur qui a créé (2) Il a créé l’homme d’un caillot adhérant (3) Lis et ton seigneur est le plus généreux (4) Qui a enseigné à l’aide d’une plume (un calame) (5) Il a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas.
Cet événement initiateur du texte est re-présenté dans la sourate suivante (97) par la narration du /lire/, de son don et de sa vérité. Si “lis” constitue l’événement originel pour le surgissement du Livre, la sourate 97 inscrit cet événementialité dans un méta-discours:
إِنَّا أَنزَلْنَاهُ فِي لَيْلَةِ ٱلْقَدْرِ * (1) وَمَآ أَدْرَاكَ مَا لَيْلَةُ ٱلْقَدْرِ * (2) لَيْلَةُ ٱلْقَدْرِ خَيْرٌ مِّنْ أَلْفِ شَهْرٍ (3) * تَنَزَّلُ ٱلْمَلاَئِكَةُ وَٱلرُّوحُ فِيهَا بِإِذْنِ رَبِّهِم مِّن كُلِّ أَمْرٍ * (4) سَلاَمٌ هِيَ حَتَّىٰ مَطْلَعِ ٱلْفَجْرِ 97(5)
97(1) Nous l’avons fait descendre dans la nuit du destin (2) Qu’en sais-tu de la nuit du destin (3) La nuit du destin est meilleure que mille mois (4) Y sont descendus les anges et le Souffle par l’ordre de leur seigneur en toute chose (5) Salut soit-elle jusqu’à l’apparition de l’aube.
Sont ainsi présents et présentés dans le même espace/temps le don, l’écriture, l’énonciation, le sens. De même, le “DIS” en tête de si nombreux versets, phatique et événementiel, est narré inscrit dans des énoncés décrivant la fonction du prophète comme messager, annonciateur, transmetteur, appelant et rappelant, comme par exemple dans la sourate 88:
فَذَكِّرْ إِنَّمَآ أَنتَ مُذَكِّرٌ * (21) لَّسْتَ عَلَيْهِم بِمُصَيْطِرٍ (22)
(21) Rappelle donc tu n’es qu’un ” rappeleur” (22) Tu ne les domines pas.
Texte et méta-texte sont imbriqués dans un espace/temps unique, créant un dépassement de la lettre et instaurant une présence textuelle exceptionnelle, à savoir le texte religieux. Disant le tout de la Création, le Texte dit sa création et son Créateur, les déployant, signifiant la continuité essentielle, intarissable et infinie entre Créateur et création par le don et la promesse. Et comme le souligne Derrida :
Comme souvent, l’appel de la question, et la demande qui résonne en elle, porte plus loin que la réponse. La question, la demande et l’appel doivent bien avoir commencé, dès la veille de leur éveil, par s’accréditer auprès de l’autre : se laisser croire. » [1992- p.107].
CONCLUSION
Comme nous avons pu le constater au cours de nos travaux sur le texte coranique, l’étude des réseaux de signification dans le texte coranique permet une nouvelle approche et un nouveau regard sur ce texte. Ces réseaux infèrent que le texte est un projet homogène et logique, composé et jouissant d’une logique interne et conséquente. Cuypers, dans sa lecture d’un nombre de sourates du Coran, présente l’hypothèse d'”un principe d’organisation” [p.15] en vigueur dans le texte et propose un appareil d’analyse et de lecture basé sur la rhétorique sémitique[9]. À partir de ses recherches, il propose l’organisation du texte coranique selon un “principe de symétrie” qui organise le texte en “trois fois ou trois “figures de composition”” [p.21].
D’après notre lecture des sourates 12 Yûsuf et 18 Al-Kahf et notre analyse des adresses directes aux non-croyants dans le texte coranique, nous avons constaté la présence d’une auctoritas en amont du texte procédant à une composition formelle et de signification. Nous pouvons maintenant, par l’aboutissement d’une étape infime dans ce trajet de recherche d’une lecture synchronique du texte coranique, proposer des “balises” ou des notions permettant une méthode de compréhension de ce texte sujet à controverse. Nous procédons dans notre démarche de lecture à partir de réseaux disséminés dans le texte et le constituant. Un réseau de signification est constitué de plusieurs séquences introduisant un trajet de signification défini. Ces séquences sont constituées d’énoncés ou de versets. Elles participent à développer un trajet précis de signification, jouissant d’une évolution et d’un aboutissement final. Mais ces réseaux, s’ils sont constitués en premier lieu par des unités sémantiques, sont aussi composés d’unités structurelles, étymologiques, prosodiques, etc. Ces unités sont de natures diverses et peuvent être multipliées au fur et à mesure des recherches et des lectures. Nous considérons que c’est un champ de recherche intéressant et riche qui a été déjà “essayé” –au sens montaignien du terme- par des exégètes arabes (comme Fakhr al-Dîn al-Râzî et ɛbd al-Qâhir al-Jurjânî), par des sémioticiens (comme Berque et Toellé) et plus récemment par des rhétoriciens comme Cuypers. Nous nous proposons d’y inscrire nos essais en procédant le plus systématiquement possible, en quête d’objectivité. Nous avançons en myope, au plus proche des signes, adoptant le principe de la critique littéraire contemporaine selon lequel chaque texte impose sa propre méthode d’analyse. Notre hypothèse de base serait qu’un procès d’énonciation défini et autonome a produit le texte coranique, texte unique et incontournable. Le texte n’est donc pas un agglomérat d’extraits ou de textes d’inspirations diverses et hétéroclites. Le Coran est bien -vu le grand nombre de recherches déjà effectuées et, entre autres, nos recherches [ici présentées]- un dispositif d’inscription et de création produit par un unique Sujet d’énonciation. Les réseaux parcourant le texte et le constituant participent à un niveau profond de compréhension, de composition et d’établissement du texte. Ils ont essentiellement donc leur origine et leur raison d’être au niveau sémantique pour s’étoffer ensuite des autres signes textuels comme nous l’avons déjà souligné: structurels, prosodiques, rhétoriques, etc.
Si nous pouvons inscrire, par certaines de ses données, cette proposition de recherche dans la lignée de l’école traditionnelle, et renouvelée, du Commentaire du Coran par le Coran, nous espérons ouvrir la voie à d’autres tracés dans la lecture du texte coranique pour une compréhension plus ample et plus progressive. L’apport de linguistes, de sémioticiens, de rhétoriciens, de spécialistes de l’oralité, de poéticiens, de toutes les sciences en rapport avec les études textuelles ne pourra être qu’un enrichissement pour ce genre de recherche.
Traduit par:
Amira Mokhtar***
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[1] Une première version sommaire de cette recherche a paru dans la publication des Actes du Colloque International Dialogue et Controverse, Le Caire, Avril 2002.
* Professeur de langue française. Département de langue française. Faculté des lettres, Université du Caire.
** Puisque nous sommes dans l’impossibilité de reproduire et la prosodie propre au texte du Coran et son aspect poétique et surtout toutes les significations des mots, leur polysémie, leurs nuances et la richesse sémantique de chaque signe de ce texte, nous ne pouvons oser présenter une “traduction”. Nous proposons donc une “présentation” des versets du Coran en langue française, inspirée de celles proposées par les diverses “traductions” mentionnées dans notre bibliographie avec des ajustements faits par nous.
[2] Comme l’a expliqué Jakobson, “l’orientation vers le destinataire, la fonction conative, trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et l’impératif, qui, du point de vue syntaxique, morphologique, et souvent même phonologique, s’écartent des autres catégories nominales et verbales.” [p.142]
[3] Le schéma actantiel est créé par A.J. GREIMAS en 1966 dans le cadre de l’analyse structurale du récit et à partir des travaux de V. PROPP. Il comporte six instances: un sujet (héros), un destinateur (émetteur), un objet (objectif), un destinataire (récepteur) ainsi qu’un adjuvant (aidant) et un opposant (adversaire). Ce schéma inclut trois axes de relation entre les acteurs: de quête, de communication et de pouvoir
[4] Les djins, de par l’étymologie du terme, sont des créatures “inaccessibles à la perception sensorielle” : [janna] signifie cacher une chose aux sens, dissimuler. D’où les termes [majnûn] /fou/ dont la raison est couverte, [janin] /embryon/, caché et inaperçu dans le ventre de sa mère (cf.Le Dictionnaire des termes du Coran). Les djins sont des créatures citées dans le texte coranique, d’essence différente de celle des humains et faisant partie de la création:
خَلَقَ ٱلإِنسَانَ مِن صَلْصَالٍ كَٱلْفَخَّارِ * (14) وَخَلَقَ ٱلْجَآنَّ مِن مَّارِجٍ مِّن نَّارٍ 55 (15)
55 (14) Il a créé l’homme d’argile sonnante (15) et a créé les djinns d’un feu intense sans fumée.
[5] Jussif : les formes verbales ou les constructions qui ont pour fin d’exprimer l’ordre constituent le jussif (ou injonctif): l’impératif est un jussif, mais le subjonctif aussi dans certains cas (qu’il sorte!). Enfin, le jussif peut se réduire à un mot-phrase (silence!). Dictionnaire de linguistique.
[6] Le terme [takwa] est récurrent dans le texte coranique et dans la théologie musulmane. Nous le traduisons -faute de mieux de par les limites du processus imperfectible de la traduction- par “craindre” qui ne signifie pas la peur ou l’effroi mais plutôt un sentiment d’humilité et d’auto-protection. Car, paradoxalement, ce terme, dans le contexte coranique, signifie un rapprochement, une remémoration continuelle de Dieu comme asile, refuge plus que crainte dans la frayeur, inhibitrice, éloignant, écartant et créant une distance. D’ailleurs le substantif qui en découle est [taki], que nous ne pouvons transposer en langue française que par le terme “pieux”.
[7] Ce terme me semble le plus approprié pour reproduire la signification du terme arabe [faseq]: “l’exagération dans l’action de sortir de l’obéissance de Dieu “, dépasser, excéder, transgresser. [Dictionnaire des termes du Coran]
[8] Lisan-al-ɛarab, lettre [kaf]. Le pluriel est [kafirûn].
[9] Consultez les ouvrages de Cuypers et plus précisément La Composition du Coran dans lequel il élabore et développe son analyse du texte coranique en prenant appui sur les données de la rhétorique sémitique.
*** Chercheur et traducteur égyptien.
Bibliographie:
- com. 2002-2020Royal Aal al-Bayt Institute for Islamic Thought
- Le Saint Coran, Traduction en langue française du sens de ses versets, Complexe du roi Fahd, Arabie Saoudite, 2006.
- Le Coran, traduit et annoté par A. Penot, Espagne, Alif, 2005.
- Al-Qurân – Le Coran, Essai de traduction et annotations par Maurice Gloton, Paris, Albouraq, 2014.
Textes en langue arabe
– تفسير الفخر الرازي المشتهر بالتفسير الكبير ومفاتيح الغيب للامام محمد الرازي فخر الدين – طبعة جديدة – دار الفكر – بيروت لبنان – 2005.
– EL RAZI, El Tafsir al-Kabir
– تفسير الزمخشري، الكشاف عن حقائق غوامض التنزيل لمحمود بن عمر بن محمد بن أحمد الخوارزمي الزمخشري – دار الكتاب العربي – بيروت لبنان – 1987.
– EL ZAMAKHCHARI, Al-Kašaf
- ابن منظور، لسان العرب، القاهرة، دار الحديث، طبعة مراجعة ومصححة 2003.
- Ibn Manzour, Lissān al-ʿarab, Le Caire, Dar al- ḥādyṯ, Réédition de 2003
- مجمع اللغة العربية، معجم الفاظ القرآن الكريم، القاهرة، دار الشروق،1981.
- Moɛgam alfaz al-Qor’an [Dictionnaire des termes du Coran] par Magma’ al loġa al arabia, [Académie de la Langue arabe], Le Caire, Éditions al-Shorouk, 1981.
Textes en langue française
– Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Éditions Gallimard, 1966.
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– Michel CUYPERS, La composition du Coran. Nazm al-Qur’ân, [Rhétorique sémitique IX], Pendé, France, Éditions J. Gabalda et Cie, 2011.
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