Philosophes Musulmans Anciens et Philosophes Européens Modernes: Points en Communs

Philosophes Musulmans Anciens et Philosophes Européens Modernes: Points en Communs*

Dr. Zaki Milad**

1. Al Ghazali et les philosophes modernes.

     Quelques spécialistes dans le champ intellectuel et philosophique contemporains, ont souligné un certain rapprochement soit au niveau des idées ou des méthodes, entre les philosophes arabes anciens et ceux de l’Europe moderne. Ceci a incité ces spécialistes à élaborer des recherches et des études comparatives  et analytiques sur ce sujet.

     Parmi les premières études académiques dans ce domaine, nous trouvons la thèse de doctorat de l’écrivain égyptien, Dr. Zaki Mubarak (1892-1952), intitule (La Morale chez Al Ghazali) soutenue à l’Université Égyptienne en l’an 1924.

Dans le dernier chapitre de cette Thèse, intitulé «Comparaison entre al-Ghazali et les philosophes modernes», Dr. Zaki Mubarak a présenté certaines répercussions des idées de l’Imam dans la philosophie moderne; mais il a été bref sur ce chapitre et  s’est suffi de noter les points de comparaison les plus importants  entre al-Ghazali et les philosophes modernes, il lui vaut d’être le premier à guider les chercheurs et les lecteurs à s’aventurer dans ce domaine.     

     Dr.Mubarak a signalé huit intellectuels et philosophes européens dans cette comparaison, qui sont à savoir :

   Les philosophes français: Descartes (1596-1650), Pascal (1623-1662), Gassendi (1592-1655), Malebranche (1638-1715). Les philosophes anglais: Hobbes (1588-1679), Butler (1692-1752), Carlyle (1795-1881), et enfin le philosophe hollandais Spinoza (1632-1677).

    Les points communs entre al-Ghazali et ces philosophes d’après Dr.Mubarak sont: Avec Descartes: Dr.Mubarak trouve que c’est le philosophe qui présente une ressemblance assez étroite avec al-Ghazali. “Le Doute” a été à la base de leurs philosophies respectives.

 Avec Pascal: Chacun des deux a commencé sa vie par une grande force qui s’est terminé par une vie paisible de mystique.

Avec Gassendi : Les deux ont abordé la valeur du plaisir, mais Gassendi l’a considéré comme un des premiers objectifs de l’homme sur terre, tandis qu’al-Ghazali l’a considéré comme une caractéristique de la nature humaine qui doit être tempéré par la raison et la Charia.

Avec Malebranche: Les deux ont investi l’idée qu’on ne doit pas tant s’attacher à l’amour des choses si l’on peut y renoncer sans remords, en plus al-Ghazali a ajouté que c’est Allah Seul qu’on doit aimer et adorer sans faille. D’autre part ils se rencontrent aussi dans leur soupçon quant aux jugements des sens.

Avec Hobbes: Tous deux sont d’accord quant à la qualification de la nature humaine, tandis que leurs opinions divergent en ce qui concerne l’objectif de la morale.  

Avec Butler: Ils sont d’accord que le devoir et l’intérêt se complètent, mais leur accord est partiel, car pour al-Ghazali et selon la perspective musulmane l’intérêt c’est dans l’accomplissement du devoir, mais le devoir n’est toujours pas attaché à un intérêt (direct).

Avec Carlyle: Chacun d’eux a une croyance inébranlable, toutefois ils divergent dans la compréhension de la conscience humaine, et le produit de sa réflexion.

Et en fin avec Spinoza: Tous deux sont d’accord que le but ultime de la morale est la perfection de la nature humaine; et que toute science qui n’y aboutit pas est vaine.

A la suite de ces comparaisons et ces rapprochements, Dr. Mubarak a conseillé le lecteur de considérer ce chapitre comme une étincelle qui éclaire le chemin de la recherche dans ce domaine, et l’a incité à s’y engager[1].

Nous devons souligner ici que la thèse de Dr. Mubarak devrait être considérée comme la première tentative qui vise à établir une comparaison entre la philosophie de l’Imam Al-Ghazali d’une part et les philosophes européens modernes d’autre part, dans le but de mettre en exergue les points de ressemblance ainsi que pour découvrir les différences et les distinctions au niveau des idées et des opinions.

Toutefois, il parait que cette tentative malgré son importance n’a guère attiré l’attention ni la curiosité scientifique des chercheurs malgré l’importance et la singularité du sujet, la preuve en est que nous ne trouvons pas de suite à cette thèse.

Ce qui revient à notre avis au manque d’intérêt accordé à la philosophie arabe contemporaine en général, ou plutôt que le domaine des comparaisons entre les philosophes arabes et ceux de l’Europe est encore hors du cadre des études intellectuelles et philosophiques, ou finalement pour ces deux raisons à la fois.

2. Entre les deux Philosophies… Ressemblance et coïncidence.

    Avec Dr. Ibrahim Madkour (1902-1995), il y a un regain d’intérêt sur ce sujet dans son œuvre intitulée (La philosophie islamique: méthode et application) publiée en 1947. Dr. Madkour est le successeur de Dr. Taha Hussein (1889-1973) à présider  l’académie de la Langue Arabe en 1974 et jusqu’à sa mort en 1995. Il est considéré parmi l’un des pionniers de la recherche philosophique en Egypte et au niveau du monde arabe.

    De prime abord il a noté que la similitude entre les philosophes musulmans et ceux de la modernité en Europe n’a jamais fut l’objet de l’intérêt des chercheurs, cette similitude peut paraitre étrangère, parce que d’habitude les historiens de la philosophie islamique suspendent leurs recherches aux bords du moyen âge, et aucun d’entre eux n’a point porté son intérêt à étudier la relation entre la philosophie islamique et la philosophie contemporaine. Cette relation qui selon Dr. Madkour mérite de faire le sujet d’étude et de recherche.  

    Lors de sa recherche, Dr. Madkour a trouvé des points de ressemblance qui portent à croire que certains liens de parenté existent en fait entre les deux clans philosophiques, et bien qu’ils ne soient pas manifestes, mais une recherche attentive pourrait les dévoiler ! 

    A cet égard, Dr. Madkour a noté que Spinoza et Leibniz partagent plusieurs idées avec les philosophes musulmans; l’amour philosophique chez Spinoza est très proche de la théorie du bonheur chez Al-Farabi. Théodicée ou la recherche sur la justice divine chez Leibniz, ne diffère pas trop de ce qu’Avicenne a déjà écrit sept siècles plutôt. Et le doute de Descartes pourrait-il être influencé par le doute de l’Imam al-Ghazali ? 

    Dr. Madkour ajoute que même s’il n’y avait pas d’influence réciproque, on doit  essayer au moins d’établir une comparaison ou des analogies. Par suite il a trouvé que dans le Cogito de Descartes on trouve les répercussions de la philosophie d’Augustin, mais encore l’idée de l’homme suspendu dans l’espace relevant de la pensée d’Avicenne, ces ressemblances sont alors des postulats chez Dr. Madkour[2].

    Dans la deuxième partie de son livre, Dr. Madkour considère qu’il est possible de trouver des ressemblances entre l’idée de la “divinité” chez les philosophes arabes, et son analogue chez les philosophes modernes en Europe, comme Descartes, Spinoza et Leibniz, et que la critique des arguments traditionnels qui prouvent l’existence de Dieu faite par Kant, nous ramène à la pensée islamique et les controverses qui se sont déroulées concernant cette question.

    Selon Dr. Madkour, on peut aisément déceler la ressemblance entre le panthéisme de Spinoza et celle d’Ibn `Arabi. Quant à l’idée de l’harmonie ultime de Leibniz elle ne diffère pas trop de celle “du bien et du mieux” des Mutazilites[3].

Cette hypothèse, Dr. Madkour a essayé de la prouver, de la défendre et de la souligner, sans avoir l’intention de s’y approfondir comme étude exhaustive.

    À noter que Dr. Madkour n’était pas certain de ces ressemblances qu’il a avancées, étant donné que cette question n’était pas si étanche en son temps, il était plutôt préoccupé de prouver son hypothèse déjà mentionnée.

     De son côté Dr. Mohammad Youssuf Moussa (1899-1963), a obtenu le même résultat dans sa thèse de doctorat à l’université de la Sorbonne 1948, intitulée (La religion et la philosophie chez Ibn Ruchd (Averroès) et les philosophes du moyen Age); qui lui a valu la mention très honorable.

   Dans cette thèse Dr. Moussa décèle ce qu’il a appelé (une ressemblance plus ou moins détectable entre les opinions des intellects musulmans et occidentaux, entre autres l’Imam al- Al-Ghazali d’une part et Malebranche, Hume, Descartes et Kant de l’autre concernant la question de la causalité, et entre Averroès d’une part et Spinoza de l’autre quant à la question de la séparation entre la philosophie et la religion)[4].

  Toutefois, Dr. Moussa ne présume pas que le passage d’une telle ou telle idée s’est fait intentionnellement d’un intellect a l’autre, mais il a voulu plutôt souligner l’idée (de ne pas établir des limites distinctes et nettes entre l’esprit oriental et occidental, car celui-ci ne reconnait pas les frontières des nationalités et du temps. Donc, il vaut mieux réexaminer la philosophie islamique dans ce cadre, afin que l’historien de la philosophie islamique soit à même de mesurer la contribution de la pensée islamique dans la raison philosophique mondiale)[5].

3. Al-Ghazali et Descartes

Similarité de la méthodologie philosophique

    Une autre thèse de doctorat traitant du même sujet a été présentée en 1968 par Dr. Mahmoud Hamdi  Zakzouk, à l’université de Munich. Elle était intitulée « La méthodologie philosophique chez Al-Ghazali et Descartes», et a été publiée par la presse universitaire en langue allemande, et en langue arabe en 1973.

    Dans cette thèse Dr. Zakzouk a prouvé d’une manière catégorique la symétrie entre la méthode chez al-Ghazali et Descartes, connue par le doute méthodique. Une symétrie qui a même surpris le professeur supervisant la thèse, Reeinhard Laut, qui, selon Zaqzouq, est un grand fan de la philosophie de Descartes, et déclare toujours dans ses conférences que la vraie philosophie a commencé avec Descartes. C’est pourquoi il lui a été difficile, selon le Dr. Zaqzouq, de savoir que Ghazali avait précédé Descartes dans la découverte et l’utilisation du doute méthodique, néanmoins il ne s’est pas opposé au moindre détail dans la thèse, mais vu qu’il ne connaissait pas l’arabe il a demandé de la soumettre à l’un des orientalistes allemands pour revoir les textes traduits vers l’allemand. Cet  orientaliste, que Zaqzouq a décrit comme l’un des plus grands orientalistes allemands, était A. Spitaler. Sans changer quoi que ce soit dans la thèse Spitaler a toutefois rejeté l’idée que Descartes ait été influencé par al-Ghazali, et a attribué la similitude de l’approche au fait qu’il s’agissait simplement de coïncidence ou de télépathie, niant que Descartes eut connaissance des idées de Ghazali[6].

    En 1992, la thèse a été republiée en langue allemande. Cette édition attira l’attention de l’écrivain suisse Christophe von Voltsogen, qui publia un article en Décembre1993, intitulé «al-Ghazali fut-il cartésien avant Descartes?». Selon Zaqzouq, Von Voltsogen a insisté sur l’importance du livre, soulignant qu’il avait révélé que le doute méthodique, qui est à la base de la pensée occidentale, est lié à la philosophie islamique du XIème siècle, c’est-à-dire plus de cinq siècles avant Descartes. L’auteur suisse a en outre souligné la surprenante similarité entre les idées évoquées dans l’œuvre d’Al-Ghazali «Le Sauveur de l’égarement» et  « Les Méditations» de Descartes, laissant entendre qu’il y ait eu des influences philologiques, et que cette comparaison méthodologique, qui a été faite pour la première fois a démontré une correspondance fondamentale de l’approche philosophique des deux philosophes[7].

    Cette convergence intellectuelle et méthodologique entre Ghazali et Descartes a longtemps attiré l’attention de certains chercheurs arabes, qui se sont arrêtés sur des questions restées en suspens, telles que: Descartes connaissait-il ou non les idées d’Al-Ghazali? Descartes a-t-il lu le manuscrit de la traduction du livre d’Al-Ghazali « Le Sauveur de l’égarement », rédigée par certains orientalistes, lesquels avaient des liens d’amitié avec Descartes? Ou à travers certains écrivains occidentaux qui ont précédé Descartes, et qui avaient tiré des extraits des œuvres de Ghazali? Et malgré la multitude de probabilités posées par les chercheurs arabes et musulmans sur ce sujet il était encore nécessaire jusqu’à 1997, selon le Dr. Zaqzouq, de poursuivre les recherches afin d’aboutir à une conviction finale.

Dans l’introduction de la quatrième édition de son livre publiée en 1997, Dr. Zaqzouq lance l’appel aux chercheurs dans le domaine philosophique de poursuivre la recherche sur l’influence de la philosophie musulmane sur la philosophie européenne moderne, parce qu’à son avis la ressemblance n’est pas confinée au cas de Ghazali et Descartes, mais le dépasse à d’autres exemples de similarités tout aussi clair. Par exemple, le concept de causalité chez al-Ghazali ressemble de très près à celui de David Hume. Ainsi que la doctrine des atomes spirituels «Monadologie» de Leibniz a son équivalent chez les philosophes arabes dans leur doctrine de l’essence individuelle (l’essence indivisible). D’autre part il existe une relation sans faille entre Spinoza et la pensée islamique par le biais des traductions latines et celles de Moussa ben Maimon (philosophe arabe juif). D’un cote, Spinoza partage les mêmes idées d’ibn Arabie, et Descartes d’autre part partage les idées d’Avicenne. Finalement on peut trouver un lien entre la métaphysique de Ghazali et celle de Kant. D’après Dr. Zaqzouq tous ces exemples ne sont guère un recensement mais plutôt des échantillons qui servent de modèles, et c’est aux chercheurs de pousser les recherches plus loin[8].

On remarque que Dr. Zaqzouq  qui a qualifié la ressemblance entre la pensée de Ghazali et celle de Descartes de similarité nette, a pourtant évité de discuter l’influence de Ghazali sur Descartes, et s’est limité à faire la comparaison entre la méthodologie des deux philosophes, considérant que la question d’influence et d’effet  est une question qui nécessite des preuves matérielles irréfutables. En fin du compte il a conclu en 1997 que cette question nécessite plus de recherche.  

4. Ressemblance ou violation

     Un des points de vue qui suscite la controverse est celui du chercheur Libyen Dr. Mohammad Yassin `Ureiby (1939-1998), professeur de philosophie islamique, et membre de l’association Kant en Allemagne, et auteur du livre (Attitudes et finalités dans la pensée islamique comparée), publié en 1982. Dans ce livre Dr. Ureiby a passé en revue la question de la similarité entre les philosophes islamiques et les philosophes européens modernes.   

     Le Dr `Ureiby se considère comme étant le titulaire d’une méthodologie qui lui a permis de découvrir la relation entre la pensée islamique et la pensée européenne moderne, une méthode qu’il a appliquée dans sa recherche universitaire intitulée (Description critique de la question de la Causalité chez al-Ghazali), qui lui a valu l’obtention de la maîtrise à l’Université Friedrich Flühm de Bonn en 1968. Cette recherche lui a révélé la relation entre al-Ghazali et Hume ainsi que la relation entre al-Ghazali et Leibniz. Cette dernière a été l’objet de sa thèse de doctorat intitulée (Problématiques de la philosophie de Ghazali et sa relation avec le principe de la causalité), également préparé en allemand, discuté à la même université, pour obtenir son doctorat en 1972.

   Dans le cadre de cette approche, le Dr. Ureiby est parvenu à des conclusions spectaculaires et dangereuses. Quelles soient correctes ou erronées dans leur ensemble ou en partie, mais en fin de compte c’est le genre de résultats qui provoquent toujours la controverse et le désaccord.

   Les résultats atteints du Dr `Ureiby concernent principalement trois grands philosophes: Descartes, Kant et Hegel.

  Quant à Descartes, `Ureiby trouve qu’il (s’appuyait dans les thèmes de la connaissance et de l’existence sur la doctrine d’Ibn Sina (Aviscène), et dans le physique sur la doctrine Ash`ari, quant à la méthode il a appliqué celle d’Al-Ghazali et Ibn al-Haytham. C’est pourquoi l’on trouve les objections de Gassendi et de ses compagnons sur le Cogito de Descartes, identiques aux objections des étudiants d’Ibn Sina, et les réponses de Descartes étaient identiques à celles d’Ibn Sina. Quand aux objections de Kant sur la métaphysique et la psychologie elles sont identiques à celles d’al-Ghazali. Quant au développement du concept de la matière cartésienne du champ mathématique au champ  métaphysique de Leibniz, n’est autre que le travail effectué par Ghazali pour rendre la matière du concept mathématique des Acharites au domaine de la métaphysique. Al-Ghazali a consacré son livre « Michkatul Anwâr (La lanterne des Lumières)» pour clarifier sa doctrine, tandis que Leibniz rédigea son œuvre « Monadologie » à l’instar du livre de Ghazali)[9].

   D’autre part, Dr`Ureibi, considère le livre de Kant “Critique de la raison pure”, comme une marque spirituelle importante dans le développement de la pensée moderne et contemporaine, mais selon lui, l’essence de ce livre est une tentative de compréhension du livre de Ghazali «L’incohérence des Philosophes». Il importe de noter que dans le troisième chapitre intitulé «Dialectique transcendantale», Kant a calqué les idées de Ghazali dans son œuvre pour critiquer la métaphysique.   

   Quant aux théories de Kant sur le temps, le lieu et le jugement, évoquées dans la section intitulée «Sensibilité transcendantale» de la première partie de son livre susmentionné, ces théories sont considérées par le Dr `Uarïbi comme la synthèse du conflit présent dans la pensée islamique entre les théologiens d’une part, et les philosophes de l’Islam d’autre part, comme mentionné par Al-Ghazali dans ses livres «L’incohérence» (Al-Tahafut) et (La norme de la science).

  D’après ‘Ureiby, nous trouvons dans la deuxième partie du livre de Kant, la section intitulée «Analyse transcendante» la réponse de Kant a David Hume en ce qui concerne le problème de l’Existence Transcendantal. Mais en vérité cette réponse n’est qu’une critique du point de vue d’Al-Ghazali sur la relation entre la Cause et son Engendrement, vu que la philosophie de Hume, d’après `Ureiby, dépend avant tout de l’analyse de la dix-septième question de «L’incohérence» de Ghazali.

   C’est pourquoi Dr.`Ureiby considère que la «critique» de Kant n’est pas inédite, car elle repose sur la théorie des conditions des théologiens, qu’Al-Ghazali a rejetée dans son «incohérence» afin de préserver son approche dialectique[10].

     D’autre part, Dr.`Ureiby trouve que la relation entre Hegel et al-Ghazali est évidente, puisque tous les deux adoptent le principe de la dialectique, étant donné que chaque concept comporte une contradiction. Selon `Ureiby il est du pur fanatisme de rendre la dialectique de Hegel à l’influence de la philosophie grecque sans mentionner l’influence de la philosophie islamique[11].

      A la lumière de ces résultats, Dr.`Ureiby a dénoncé ce qu’il a appelé la dissimulation de la vérité dont il accuse l’Occident, qui fait croire que de nombreuses théories de la pensée philosophique dans l’Islam sont le produit de la pensée occidentale, comme la question «Causalité» appelée le problème Hume, et le principe de la “Raison Suffisante” attribuée à Leibnitz, le Cogito de Descartes, outre les multiples doctrines telles que la doctrine suprême, idéaliste, réaliste et dialectique… etc. prétendus être le fruit de la créativité occidentale[12].

     A vrai dire c’est la première fois que je trouve un chercheur arabe traitant de la question avec tant d’audace, tant de confiance et de clarté. Pourtant, dans les limites de mon suivi, ils n’ont guère suscité l’attention ou la curiosité des chercheurs arabes. Cela pourrait découler du fait que la sphère arabe n’est généralement pas motivée par l’excitation intellectuelle, soit parce qu’elle manque de confiance et d’audace dans le traitement de ce modèle d’opinions et de résultats, ou bien parce qu’elle est étrangère à ce modèle d’opinions.

Notons le paradoxe qui existe entre les tentatives des premiers chercheurs, qui ont fait preuve d’une grande prudence en confirmant l’influence des philosophes musulmans anciens sur les philosophes modernes de l’Europe, et entre cette tentative du Dr `Ureiby, dans laquelle il est allé au-delà de la prudence, on aurait dire qu’il avait besoin d’une réflexion plus mûre.

On pourrait dire que les deux positions représentent deux extrêmes, entre la prudence résignée des premiers qui leurs ôte la chance d’avancer même à petit pas, et l’imprudence enthousiaste de M. `Ureiby qui laisse à penser qu’il devrait être plus minutieux en examinant les résultats obtenus. Ni l’un ni l’autre est une attitude correcte, cette question restera toujours une question controversée qui aura toujours besoin d’informations bien fondées.

5- Remarques et Paradoxes

En étudiant cette question à fond, on peut relever les remarques suivantes :

     Premièrement: Cette question fait partie du contexte générale des rapports entre les civilisations, où la civilisation dominante s’imagine et s’impose comme le début de l’histoire.

     L’imagination qui fait que les civilisations dominantes ne voient que leurs exploits, leurs réalisations et leurs conquêtes, sans prêter attention aux exploits et aux réalisations des autres civilisations, les ignorant délibérément. Une telle position s’est manifestée dans les civilisations anciennes, notamment la civilisation grecque, qui était connue pour avoir bénéficié de l’héritage des anciennes civilisations orientales, y compris la civilisation égyptienne. Ce fait a été révélé, prouvé et démontré par l’historien américain contemporain Martin Bernal dans son grand livre, The Black Athena, publié en 1987. Mais la civilisation grecque a omis cet héritage et l’a délibérément négligé. C’est alors et sous l’influence de son conflit violent avec l’État perse à l’époque, que ses historiens ont décrit et qualifié les non grecs comme étant des barbares, et se sont considérés comme le peuple de sagesse et logique, afin qu’ils puissent se glorifier et déclarer leur différenciation des autres civilisations.

     Cette attitude s’est manifestée dans la civilisation d’Europe occidentale, qui est également connue pour avoir bénéficiée de l’héritage et le patrimoine des anciennes cultures et civilisations, en particulier la civilisation islamique, mais elle l’a nié. Et lorsque l’Europe a établi sa civilisation, elle a fait du progrès une cause qui exige la colonisation des autres peuples sous prétexte de les lier au monde du progrès. Les nouveaux colonisateurs ont également transformé la culture en impérialisme effaçant le patrimoine des nations et des peuples qu’ils ont colonisés, détruisant leurs langues et déchiquetant leurs identités.

     Cela a été révélé et expliqué par de nombreux écrits occidentaux et arabes, y compris les deux célèbres livres de l’écrivain palestinien Edward Saïd (1935-2003), dont l’un est intitulé «L’orientalisme» publié en 1987 et le second «Culture et impérialisme» publié en 1993.

     A vrai dire, on doit souligner ici que la civilisation islamique a fait preuve d’une humilité rare dans l’histoire des civilisations humaines. Il suffit d’indiquer dans le domaine de la science qu’elle a donné le statut du «Premier enseignant» au philosophe grec Aristote, quand elle aurait pu donner ce statut à un philosophe de sa civilisation, comme c’est le cas d’habitude dans les autres civilisations, laissant passer sous silence Aristote et ses œuvres. Mais en fait elle a appelé al-Farabi, le «deuxième enseignant». Ceci prouve que la civilisation islamique ne se considère pas avec grandeur et fierté tandis qu’elle était à son apogée.

   A noter que ce n’est pas seulement le cas d’Aristote, mais cette attitude s’applique à tout le patrimoine grec qui a survécu grâce aux savants musulmans qui l’ont mis sous la lumière et lui ont rendu hommage et reconnaissance, comme s’il faisait partie de leur propre culture et patrimoine.

    D’un autre côté, les civilisations vaincues ont des liens très faibles avec la science, le progrès scientifique ne figurant pas parmi leurs priorités. Elles témoignent aussi d’un  rétrécissement de ses relations avec le monde et les valeurs de la créativité et de la réalisation ne sont pas parmi ses préoccupations ni son intérêt, finalement elles ne visent pas à réaliser un progrès continu.

   Dans ces conditions, ces dites civilisations sont loin d’attirer l’attention du monde dans les domaines de la science, et il leur est difficile d’y gagner confiance. Les civilisations dominantes pourraient-elles jamais prêter  attention aux sciences et aux connaissances des civilisations vaincues? Certainement pas; la célèbre règle d’Ibn Khaldoun dit que le vaincu non seulement suit le vainqueur, mais il cherche toujours à l’imiter en le considérant le modèle de la perfection[13].

    Selon cette analyse, tant que les Occidentaux représentent la civilisation dominante, et pour eux nous représentons une civilisation vaincue, ils ne prêteront jamais attention à la question de l’impact et de l’influence des anciens philosophes musulmans sur leurs philosophes modernes, et il est difficile de les convaincre de ce que nous élaborons concernant ce sujet, voire ce n’est peut-être pas convaincant pour nous-mêmes, parce que les civilisations vaincues manquent de confiance en elles-mêmes.    

    Deuxièmement: Nous pouvons remarquer que les Occidentaux et les orientalistes n’ont jamais abordé cette question ni par affirmation ni déni, et qu’elle n’a pas présenté pour eux un objet d’intérêt, on ignore alors leurs opinions à son sujet.

      En fait, dans la thèse de Dr Mahmoud Zaqzouq étudiant la relation entre al-Ghazali et Descartes, il ne s’est référé qu’à une unique citation tirée de l’œuvre de l’orientaliste Français Ernest Renan (1823-1892), dans laquelle il dit (Hume n’a rien ajouté de nouveau à ce qu’al-Ghazali a présenté dans la critique de la Causalité)[14].

   Notons que les Occidentaux et surtout les orientalistes, ont été connus pour leur grande persévérance, et leur grand soin dans l’étude de l’héritage philosophique des musulmans, effort reconnu et apprécié par les chercheurs arabes et musulmans. Nous prenons pour exemple deux penseurs musulmans:

    Le cheikh Mustafa Abdul Razik (1302-1366 H/1855-1947) qui a mentionné dans son livre (Prélude à l’histoire de la philosophie islamique): «L’observateur des efforts déployés par les Occidentaux dans l’étude de la philosophie islamique et de son histoire ne peut qu’admirer leur patience et leur activité, l’envergure de leurs informations, et leur bonne méthode)[15].

   Dr Ibrahim Madkour qui a consacré dans son livre (La philosophie islamique: Méthode et application), un paragraphe intitulé «Les Orientalistes et les études philosophiques», dans lequel il a noté les efforts des orientalistes dans ce domaine, leurs vertus et leurs soins méticuleux. Selon lui c’est grâce à leurs efforts, que sont publiés (des manuscrits de philosophes de l’Islam. Les orientalistes ont établi des comparaisons entre les origines arabes avec leurs traductions en latin ou en hébreu, ont y ajouté des commentaires et des explications pour les rendre compréhensibles. Sans le rôle joué par les orientalistes, les manuscrits seraient négligées dans les bibliothèques jusqu’à nos jours, et c’est grâce à leur connaissance de plusieurs langues anciennes et modernes, et leur méthode adéquate qu’ils ont pu rédiger leurs œuvres avec tant d’exactitude et de minutie)[16].

   Or là on peut se poser cette question: Si les orientalistes possèdent une telle connaissance, une telle patience et une telle activité, et avec ce niveau de précision et de contrôle, pourquoi ne se sont-ils pas rendus compte de la relation entre les philosophes musulmans anciens et les philosophes modernes de l’Europe!

    Ces orientalistes que Dr. Madkour a vantés en disant: «Si Dieu n’avait pas prêté aux philosophes de l’Islam un groupe d’orientalistes qui se sont intéressés à leurs recherches et études, nous n’en savions presque rien de leurs œuvres de nos jours»[17]

    Est-ce vraisemblable que ces orientalistes, compte tenu de leur nombre, de leurs connaissances, leurs outils de recherche, la succession de leurs générations, la multiplicité de leurs pays, la diversité de leurs arts et de leurs disciplines scientifiques, n’aient pas prêté attention à cette question?

  Ou se sont-ils penchés sur cette question mais l’ont laissée sous silence, l’ont délibérément ignorée, et que leur fierté a prévalu en abordant cette question, les empêchant de la mentionner implicitement ou explicitement !

  Sont-ils unanimes sur cette question, de telle sorte que personne n’est exclue de cette unanimité, en déclarant son rejet ou sa critique, ou en révélant un tel impact, ou une telle forme de relation?

   À vrai dire, nous ne connaissons pas la réponse à cette question et elle restera insoluble  jusqu’au jour où les Occidentaux eux-mêmes l’abordent et révèlent la vérité de leurs attitudes.

Troisièmement: La comparaison établie  entre les philosophes musulmans  anciens et les philosophes modernes de l’Europe a révélé un paradoxe étrange, notamment dans la relation qui a été détectée entre al-Ghazali et un certain nombre des grands philosophes européens, tels que Descartes, Kant, Leibniz, Hume, Hegel et d’autres.

    La plus claire de ces comparaisons, d’après les chercheurs arabes contemporains, c’est la similitude de la méthode entre Al-Ghazali et Descartes, cette similitude que  Dr. Mahmoud Zaqzouq a qualifié “d’identique”, et qui fut considérée comme un accès possible pour examiner cette question et qui a rendu possible de prêter attention aux similitudes existantes avec les autres philosophes mentionnés.

    Dans cette relation particulière, le paradoxe surprenant émerge entre al-Ghazali accusé d’avoir causé le déclin et la stagnation de la pensée philosophique, et la régression de la rationalité dans le monde musulman. Au moment où l’on considère Descartes comme étant la marque datant d’une nouvelle ère de la philosophie, et qu’il a contribué à la renaissance et au progrès de la pensée philosophique, et à la résurrection et la montée du rationalisme dans le monde européen !

    Ce paradoxe est censé prouver la divergence entre Ghazali et Descartes, tandis que l’image conçue est tout le contraire. On y trouve un rapprochement et une similitude qui a suscité des discussions sur l’impact de Ghazali sur Descartes!

     Selon le Dr Zaqzouq, comment peux-t-on comparer Descartes, le père de la philosophie moderne, avec qui la philosophie a commencé une nouvelle ère, à al-Ghazali, qui est censé avoir détruit la philosophie dans le monde musulman! N’y a-t-il pas un vaste fossé entre eux? Ghazali et Descartes ne sont-ils pas diamétralement opposés?[18].

   Face à ce paradoxe, nous avançons trois interprétations qui peuvent révéler les tendances de l’analyse de ce paradoxe, vu chronologiquement:

    La première interprétation: Celle de Dr. Zaki Moubarak, qui considérait que Descartes était le philosophe dont la méthode est la plus proche de celle de Ghazali, parce que tous les deux ont appliqué le doute méthodique. Mais la différence fondamentale entre eux réside dans la solution qu’ils avancent pour sortir de cet état de doute et d’incertitude; al-Ghazali propose une solution qui ne guide personne à la certitude, et selon Moubarak al-Ghazali a été vaincu face à ses doutes, parce qu’il lui a paru absurde le recours à la raison et à la logique pour sortir de l’obscurité des doutes. Ce qui, d’après Dr. Moubarak contredit ce que Descartes a fait pour sortir de ses doutes, basé sur l’opinion de Paul Janet, qui croit que Descartes, convaincu de l’insuffisance des sciences, ne s’est pas suffi de la suspicion, mais a estimé qu’il lui incombe d’établir l’édifice de la science sur une nouvelle base. De là, Moubarak considère qu’al-Ghazali a été la cause de la stagnation de la philosophie à l’Est, tandis que Descartes a été la cause de son ascension à l’Ouest[19].

      La deuxième interprétation: Mentionnée par le Dr. Mahmoud Zaqzouq, qui croit que la critique d’al-Ghazali des questions philosophiques doit être considérée équitablement, et ne dois pas être compris comme un refus catégorique de la philosophie. Dr. Zaqzouq n’exagère pas en disant que l’approche philosophique d’Al-Ghazali a précédé son temps de plusieurs siècles, et que seul Descartes, le père de la philosophie moderne, l’a suivi dans ses pensées[20].

       Selon cette conception, la relation entre al-Ghazali et Descartes est une relation entre deux cas de progrès et de prospérité intellectuels et philosophiques, et non entre deux situations opposées et conflictuelles, dont l’une est régressive et rigide, et l’autre caractérisée par le progrès et la prospérité.

       La troisième interprétation: Présentée par l’écrivain suisse Christophe von Voltsgen, qui considère que la similitude surprenante entre les idées de Ghazali dans son livre «Le Sauveur de l’égarement», et les idées de Descartes dans son livre «Les Méditations», a démontré une conformité fondamentale dans leur approche philosophique, ce qui l’a conduit à dire que ceux qui croient que al-Ghazali n’est  qu’un soufi obsédé par son soufisme, et que Descartes, n’est qu’un rationnel tendancieux au rationalisme, devront reconsidérer leurs opinions[21].

   Ces trois interprétations ou positions vis-à-vis de ce paradoxe révèlent que nous sommes confrontés à un cas dans lequel il y a une diversité de points de vue, et que cette question continuera de susciter les interprétations pour un temps non défini. Et que d’autre part, elle doit faire l’objet d’examen et d’étude notamment de la part des Occidentaux, connus par leur activité, leur patience et leur persévérance dans la recherche et l’enquête.

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Traduit par:

Amira Mokhtar***

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* Recherche publiée dans la Revue AL Muslim Al Muasser. No. 152 (2014). pp. 15- 39.

**  رئيس تحرير مجلة الكلمة – السعودية – البريد الإلكتروني: almilad@almilad.org.

[1] زكي مبارك، الأخلاق عند الغزالي، بيروت: دار الجيل، 1988م، ص335.

[2] إبراهيم مدكور، في الفلسفة الإسلامية منهج وتطبيقه، القاهرة: سميركو للطباعة والنشر، ج1، بدون تاريخ، ص187.

[3] إبراهيم مدكور، المصدر نفسه، ج. 2، ص. 88- 187.

[4] محمد يوسف موسى، بين الدين والفلسفة في رأي ابن رشد وفلاسفة العصر الوسيط، بيروت: دار العصر الحديث، 1988م، ص. 227.

[5] محمد يوسف موسى، المصدر نفسه، ص. 228.

[6] محمود حمدي زقزوق، المنهج الفلسفي بين الغزالي وديكارت، القاهرة: دار المعارف، بدون تاريخ، ص11.

[7] محمود حمدي زقزوق، المصدر نفسه، ص12.

[8] محمود حمدي زقزوق، المصدر نفسه، ص14.

[9] محمد ياسين عريبـي، مواقف ومقاصد في الفكر الإسلامي المقارن، طرابلس: الدار العربية للكتاب، 1982م، ص9.

[10] محمد ياسين عريبـي، المصدر نفسه، ص8-9.

[11] محمد ياسين عريبـي، المصدر نفسه، ص11-253.

[12] محمد ياسين عريبـي، المصدر نفسه، ص10.

[13] عبد الرحمن بن خلدون، مقدمة ابن خلدون، ضبط وتقديم: محمد اسكندراني، بيروت: دار الكتاب العربي، 1998م، ص146.

[14] محمود حمدي زقزوق، المنهج الفلسفي بين الغزالي وديكارت، ص44-141.

[15] مصطفى عبد الرازق، تمهيد لتاريخ الفلسفة الإسلامية، القاهرة: مكتبة الثقافة الدينية، بدون تاريخ، ص27.

[16] إبراهيم مدكور، في الفلسفة الإسلامية منهج وتطبيقه، ج1، ص27.

[17] إبراهيم مدكور، المصدر نفسه، ص. 28.

[18] محمود حمدي زقزوق، المنهج الفلسفي بين الغزالي وديكارت، ص15.

[19] زكي مبارك، الأخلاق عند الغزالي، ص339.

[20] محمود حمدي زقزوق، المنهج الفلسفي بين الغزالي وديكارت، ص18.

[21] محمود حمدي زقزوق، المصدر نفسه، ص12.

***Chercheur et traducteur égyptien.

عن أميرة مختار

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