La Raison Consciente VS la Raison Captivée.
Par
Mohga Mashhour*
Dr. Sherif Abdel Rahman**
Les sociétés islamiques témoignent d’un phénomène qui s’aggrave constamment que l’on peut appeler la «normalisation des civilisations». Il se réfère à cet état d’infiltration continue des idées et des perceptions qui contredisent l’identité islamique. Et vu la continuité de cette infiltration, ces idées deviennent des composantes fondamentales de l’esprit collectif pour des grands secteurs qui les défendent avec ardeur et y appellent autrui, comme si ces idées étaient le produit de leur propre vision, culture et identité .
Ce phénomène soulève une question fondamentale: A quel point l’identité islamique est-elle stable? Nous pouvons définir l’identité comme étant l’ensemble des fondements culturels et dogmatiques qui distinguent la personnalité originaire de la nation, en marquent ses traits communs, orientent ses actions et ses comportements et représentent son pivot psychologique et intellectuel. L’identité est supposée être caractérisée par une stabilité relative, étant donné qu’elle représente l’essence même des convictions et des expériences historiques et culturelles communes de toute nation, et dans le cas de la Ummah islamique, cette stabilité est sensée être plus ancrée et plus profonde, trouvant ses origines dans la connaissance ultime de la révélation, de ses textes décisifs quant aux questions du dogme, de la charia et de la morale.
Toutefois on assiste à une certaine déviation de cette identité, reflétant un état de désintégration culturelle qui se révèle par l’adoption des visions et des perceptions étrangères aux constantes de la charia; ce qui met en relief la férocité de l’attaque culturelle qui est à la base du phénomène de la normalisation des civilisations, et son succès à produire un tel impact sur les sociétés musulmanes.
Les identités culturelles sont dans un état de conflit constant et intense, et les civilisations qui représentent ces identités sont dans un état de concurrence continue pour imposer leurs propres systèmes moraux et culturels. Et quand la confrontation se produit entre des identités appartenant à des modes différents, l’une se référant à la révélation Divine, et l’autre émanant d’une civilisation laïque, la concurrence devient de plus en plus dure. Ceci est la situation actuelle du conflit des civilisations entre le monde occidental et le monde islamique; où l’on assiste au renonce de larges groupes parmi les peuples des nations islamiques à leur propre identité, et leur soumission à la civilisation qui vise à anéantir leurs particularités et à dompter leurs esprits afin qu’ils acceptent ce qui contredit leurs convictions et leurs références religieuses, et pour qu’il soient de simples dépendants, avec toutes les concessions que cette dépendance implique en termes de croyance, d’éthique et de valeurs.
L’Occident dominant n’accepte rien de moins que d’assimiler l’identité de ses adversaires, en imposant son modèle, sa vision, sa référence et son identité. Et ce, en utilisant tous les moyens directs et indirects, violents et doux, hostiles ou paisibles. Tout en admettant la difficulté de faire face à une telle agression culturelle écrasante, son succès à réaliser son objectif dépend – malgré tout – du degré de soumission de la partie attaquée, en d’autres termes, le succès ou l’échec du modèle de la civilisation occidentale à envahir le monde islamique dépend du degré de conscience et de la vigilance des sociétés envahies, et leur capacité à faire face à ces idées. Cela suscite l’espoir d’inverser l’équation de puissance en faveur du parti qui possède, le plus, une identité caractérisée par la stabilité et la cohérence culturelle, et sa capacité d’arrêter le processus de normalisation culturelle.
La Modernité entre l’Occident et les sociétés arabes et islamiques:
On peut dire que le début du phénomène d’infiltration des convictions positivistes dans les sociétés islamiques date des premiers contacts avec la modernité occidentale, surtout durant la période coloniale. Le progrès matériel des pays occidentaux et leur occupation des pays islamiques ont incité ces derniers à accepter le système de valeurs intellectuel et culturel du vainqueur.
Cette acceptation a été précédée -bien sûr- par certaines prédispositions qui faisaient état à cette époque: peu avant ce contact, les sociétés islamiques étaient dans un état de stagnation culturelle et de déclin matériel, ce qui rendait leur fascination une réaction inévitable. D’un autre côté, l’Occident avait, dans une large mesure, concrétisé sa modernité en réalisations sociales, culturelles et politiques. Les idées de ses savants et intellectuels étaient capables de changer la réalité.
Le monde islamique, d’un autre côté, agissait différemment; son contexte social et culturel ne répondait pas à son propre système dogmatique et culturel qui devait lui servir de base. Au moment où la Charia incitait le musulman à se déplacer, à construire et cultiver la terre, et de chercher à une réponse à la question ultime: « Comment la création a-t-elle commencée ?», on assistait au contraire, dans les cercles savantes musulmanes à l’enseignement des textes, des explications et des détails qui n’avaient point d’influence sur le développement du monde ni la purification de l’homme. Cela a provoqué la rupture entre les musulmans et leurs origines, et entre les musulmans et leur référence. Il en a résulté que de larges secteurs des sociétés musulmanes, fascinés par la modernité occidentale -en cohérence avec sa pensée et sa réalité-, ont adopté le modèle épistémologique occidental, et ont en fait la référence dans leur quête de progrès et d’épanouissement.
C’est ainsi que la réponse à la «question de la Renaissance» aux XVIIIe et XIXe siècles s’est limitée à un seul choix, à savoir la reproduction de l’expérience de la modernité occidentale tout en «essayant» de préserver la spécificité idéologique et culturelle des valeurs de cette nation. Cependant, ce choix -dans cette période précoce- a rendu la condition de préserver la spécificité culturelle, presque impossible. En d’autres termes, en transmettant l’expérience de la modernité occidentale, la nation islamique a perdu l’opportunité de développer sa propre modernité et sa propre renaissance qui respectent le contexte et les principes de l’islam, préservent les fondements de la charia, et engagent (les sociétés islamiques) vers les horizons urbains sans sacrifier l’être humain. Une modernité qui modifie les méthodologies de recherche et les mécanismes de réflexion, et interagit de manière saine avec l’environnement social et culturel de ces sociétés.
Et maintenant, après de longues décennies nous pouvons dire que les réformateurs islamiques n’ont pas réussi à trouver la bonne réponse à la question de la Renaissance, et ils n’ont pas réussi à transformer le contact avec l’autre civilisation en un moment de défi à l’esprit musulman, et finalement ils n’ont pas prêté suffisamment attention au fait qu’il ne pouvait y avoir de réforme complète pour cette nation, basée sur les réalisations d’une civilisation qui lui est étrangère, ou sur des idées qui n’ont pas poussé dans son sol. Les musulmans sont tombés dans le piège dans lequel tombe tout faible ou vaincu; ils imitent le plus fort, le victorieux «dans ses vêtements, son véhicule et son arme, voire dans toutes ses conditions …», comme le note le savant Ibn Khaldun.
Donc la modernité occidentale s’est infiltrée avec ses maladies dans la nation islamique, et a provoqué un état de division entre ceux qui considèrent cette modernité comme une invasion culturelle qui représente un nouvel aspect du colonialisme occidental, et ceux qui la voient comme un projet d’illumination que le musulman contemporain doit s’en servir, et joindre son cortège. Mais on n’a pas tardé à entendre des voix au sein du deuxième camp, qui refusent la référence islamique, liant le sous-développement vécu par les pays islamiques à cette référence dont elle est innocente, et exigeant à tous ceux qui cherchent le progrès de renoncer à leur identité culturelle et de rejoindre le système global, dont l’Occident constitue le centre et la norme, et où tout le reste représente la marge et l’exception.
Ce discours qui penche vers l’occident englobe un ensemble de concepts de base propre à la modernité, tels la laïcité, le développement, la liberté, le matérialisme et la rationalité. Il cherche à les diffuser (les normaliser) parmi les sociétés musulmanes à travers les médias, les différentes représentations artistiques. Ainsi, nous sommes confrontés à un esprit collectif obsédé par certaines opinions et idées qui sont en contradiction flagrante et explicite à l’identité islamique. Nous pouvons tester cette contradiction à travers deux concepts de base de la modernité positiviste: le progrès et la liberté.
Le Progrès, le matérialisme et la consommation:
A la suite de l’épanouissement économique de la modernité, et l’importance prépondérante portée aux concepts du travail et du profit, l’idée de «l’homme économique» a été exportée vers les pays sous-développés pour créer le consommateur indispensable au succès du processus de production de masse, de sorte que le principe du développement de consommation est devenu le seul code acceptable pour le progrès. Ce qui implique que les pays (économiquement) sous-développés doivent se transformer en un simple marché ouvert pour la production des pays occidentaux. En effet, les sociétés en voie de développement ont cherché à éliminer le fossé qui les sépare des pays industrialisés avancés en adoptant des modèles de consommation et d’urbanisme analogues à ceux répandus en Occident. Ainsi, l’image de la société qui consomme les produits “de luxe” (comme dans les pays capitalistes) est devenue le modèle que les pays sous-développés cherchent à atteindre, comme étant l’indice du progrès et d’excellence culturelle.
Au niveau des individus, le seul rêve légitime est devenu le rêve de la consommation et l’accès à des niveaux matériels plus élevés. Par conséquent, l’appropriation des biens de consommation a acquis une dimension sociale qui a dépassé leur simple valeur économique ou leur but d’utilisation. Le statut social de l’individu est devenu directement proportionnel à la quantité et la qualité de ses biens de consommation.
D’où le phénomène des marques ou des «Brands» qui sont devenus le cible de l’individu quelque soit leur prix, afin de souligner son appartenance aux classes sociales riches et luxueuses. Le point culminant est que ce phénomène a atteint les milieux religieux eux-mêmes; la robe de la femme voilée (par exemple) -qui incarnait auparavant la modestie et la simplicité- est devenue un costume signé portant les logos de maisons de la haute couture internationale.
Il n’échappe à personne que les sociétés islamiques sont tombées dans le piège de la vision consumériste matérialiste. Les valeurs du marché se sont infiltrées dans la structure morale de ces sociétés rehaussant la tendance naturelle des individus vers la matière et la consommation au détriment des valeurs spirituelles et humaines; le bonheur et le progrès sont liés directement, dans la mentalité commune, à la réalisation du plus haut niveau de gain, de luxe, et de consommation sans égard aux couts négatifs de ce comportement, ni à sa contradiction flagrante avec les principes de base de la perspective islamique, telles la modération et la solidarité, qui constituent les pierres angulaires de la vision islamique.
Liberté, Perversion sexuelle, et Homosexualité:
Bien que le concept de liberté soit l’un des concepts religieux et humains de base, le concept de “liberté absolue” ne l’est pas. L’ajout de l’attribut « absolue » à la liberté la rend en fait un concept piégé, car il associe à la liberté des dimensions qui lui sont étrangères, et qui peuvent démanteler les sociétés qui les adoptent.
Pourtant la civilisation occidentale a misé sur le choix de la liberté absolue dans de multiples contextes, même dans des cadres où la liberté n’est pas applicable comme critère, entre autres les questions liées au genre sexuel, au bon sens naturel, et à la disposition instinctive de l’homme. Partant d’un point de vue libéral qui ne prend en compte aucune constante, un courant majeur en Occident s’est engagé à la défense du “droit à la différence” et aux droits de ceux qui sont différents, y compris le droit des groupes qui violent la nature innée de la personne, connue par les pervers sexuellement.
La perversité sexuelle est un concept utilisé dans la plupart des sociétés humaines pour décrire des actes sexuels déviés de la nature humaine, qui enfreint les ordres et les prohibitions religieux, voire les coutumes, les traditions et les normes sociales. Cependant, au nom de la liberté absolue, le glissement progressif a commencé en Occident du concept de «perversité sexuelle» au concept d’ «homosexualité». 1967 est la date des premières lois promulguées dans le but de protéger les relations sexuelles «identiques» et de ne pas les criminaliser ou de les considérer une perversion. Dès lors on a commencé à enseigner des curriculums qui confirment ce sens, on a permis aux familles composées des couples homosexuels d’adopter des enfants. La normalisation de ces idées n’était pas limitée à l’Occident; mais, la «civilisation dominante” a commencé à exporter ses concepts vers le monde entier. En quelques années, la pression des groupes défendant les droits des homosexuels s’est accrues, jusqu’à ce que leur « cause » soit transférée dans les couloirs de l’ONU, et les efforts continus se sont intensifiés pour promulguer des conventions internationales qui obligent les pays du monde à exclure cette catégorie du cadre des anomalies psychiques et des pénalités juridiques, et de les traiter en tant que personnes normales, jouissant de tous les droits de l’homme et leur assurant le droit au respect. On est arrivé à un point ou la simple dénonciation de leurs actions, ou l’expression du refus de promouvoir leurs tendances au sein des sociétés conservatrices, est considérée un fait qui mérite une punition juridique en tant que discrimination, et violation des droits de l’homme !
Les pays islamiques subissent une forte pression internationale pour se conformer à l’acceptation et à la mise en œuvre des conventions internationales et des lois soutenant ce groupe. Ce qui déclenche l’alarme, ce n’est pas seulement l’augmentation de ces pressions étrangères, qui peuvent être affrontées par la prise de conscience et l’auto-immunité, mais le vrai danger réside dans l’adoption de certains «éclairés» au sein des sociétés islamiques de tels appels, et leur insistance à travers les médias et les créneaux littéraires de présenter positivement les pervers sexuels (en tant que membres réussis dans la société et modèles humains distincts), et ce dans un rythme montant, qui vise à oblitérer complètement l’impact du traitement antérieur de ces groupes dans les œuvres artistiques et littéraires, lorsqu’ils étaient présentés comme des personnes socialement exclues ou ayant des comportements perturbés.
Le processus de normalisation avec de telles idées se déroule avec férocité, et les étapes pour reformuler l’esprit collectif en vue de les accepter -malgré leur prohibition légale et religieuse, et malgré leur heurt avec les normes sociales- gagnent plus de terrain d’un jour à l’autre. Ce qui nécessite un effort visant à établir une conscience résistante contre ces concepts qui menacent nos sociétés, et contredisent ses références idéologiques et morales.
Le processus de la réhabilitation de la raison consciente nécessite la création d’un modèle culturel alternatif, édifié sur la base de l’identité caractéristique et historique de la nation, et qui assimile ses origines (la révélation source de sa vision, ses valeurs et ses normes), à son expérience (les expériences historiques communes qui ont fondu ses membres en un seul creuset culturel). Un modèle qui transcende cet état d’absence/soumission de la conscience, ou de normalisation culturelle, qui fragmentent sa référence, détruisent son identité et marginalisent ses sources et ses origines religieuses et culturelles.
Traduit par:
Amira Mokhtar***
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* Directeur du Centre de documentation et d’études Khotwa, et secrétaire éditorial du magazine musulman contemporain.
** Chargé de cours à la Faculté des sciences économiques et politiques de l’Université du Caire.
***Chercheur et traducteur égyptien.