Le Témoignage dans le Texte du Coran*
Par: Prof. Heba Machhour**
« Et par le jour promis (2) Et par le témoin et par ce dont il témoigne (3)
Le Coran.
« … tout témoignage responsable engage une expérience poétique de la langue. »
Derrida : Politique et poétique du témoignage.
Advenir à l’islam, en tant que religion et demeure, s’amorce par un témoignage : Je témoigne qu’il n’y a de divinité qu’Allah et que Mohamed est son sujet et messager. Ce témoignage d’adhésion au monothéisme et de reconnaissance de la vérité du prophète Mohamed constitue le premier des cinq piliers de cette religion. Précédant la prière, le jeun, le pèlerinage et l’aumône, ce témoignage constitue à lui seul la vérité d’être musulman. Indépendamment de tout acte ou de toute autre manifestation religieuse. D’où l’importance et le statut unique de cet acte performatif et du lieu du témoin dans l’islam et dans son texte, à savoir le Coran.
Le verbe [achhad] ou « je témoigne » a pour racine ternaire [chahad]. De cette racine se ramifient dans le texte du Coran le verbe témoigner [chahad], les substantifs [chahada], le témoignage, [machhoud] et [machhad], le « témoigné » ou ce dont on témoigne, et bien sûr le témoin qui a deux formes de présence linguistique dans le texte du Coran : [chahed] et [chahid] avec leur pluriel [chohada], [chohud] et plus rarement [achhad].
Comme nous pouvons le remarquer, ce concept jouit d’une grande richesse linguistique dans le texte du Coran. Nous y lisons 159 récurrences de cette racine et de ses dérivés. Nous essayerons de lire le fonctionnement de ces récurrences dans le texte et leur agencement en réseaux afin d’atteindre les significations et les concepts en relation avec la notion du témoignage et son inscription dans la logique du texte du Coran.
Nous procèderons dans notre lecture du témoignage dans ce texte par une répartition de ses termes selon un critère grammaticale. Nous lirons ainsi le verbe sous ses deux formes présentes dans le texte et le substantif dans ses manifestations variées: en tant que producteur du témoignage (le témoin), en tant que produit (le témoignage) et en tant que référent au témoignage (le « témoigné »).
-1- Dans l’acte de témoigner.
-1-a. Le performatif.
Selon la distinction établie par Benveniste et Austin entre performatif et constatif, le verbe « témoigner » est un verbe performatif quand il est employé au présent et à la première personne. Il est parole/acte. Benveniste explicite ainsi la spécificité de cet acte :
« De là vient qu’il (le performatif) est à la fois manifestation linguistique puisqu’il doit être prononcé, et fait de réalité, en tant qu’accomplissement d’acte. L’acte s’identifie donc avec l’énoncé de l’acte. Le signifié est identique au référent. (…) L’énoncé qui se prend lui-même pour référence est bien sui-référentiel. ». [p.274]
Contrairement au constatif ou à l’impératif qui peuvent provoquer ou susciter une action, le performatif, lui, conjoint la parole et l’acte dans/sur la réalité. Comme dans : « je promets de … » la promesse est déjà acte d’engagement par la parole, dans « je témoigne de… » ou « je témoigne que… », l’énoncé du témoignage est acte juridique et de reconnaissance par la prise de parole avant même toute précision de ce dont on témoigne.
Ainsi : « Un énoncé performatif n’est pas tel en ce qu’il peut modifier la situation d’un individu, mais en tant qu’il est par lui-même un acte. L’énoncé est l’acte ; celui qui le prononce accomplit l’acte en le dénommant. Dans cet énoncé, la forme linguistique est soumise à un modèle précis, celui du verbe au présent et à la première personne. » [id.]
Par l’emploi du présent et de la première personne, le verbe « témoigner » accomplit « un acte réalisé dans et par l’acte d’énonciation » comme le souligne Aya Ono [p.89], et c’est un acte double et réflexif à partir de la réalité extralinguistique et sur elle. Car quand le « je » produit un témoignage, il le formule à partir d’un événement –constaté, vu, etc.- pour produire un double événement : celui de sa propre énonciation et celui de l’inscription de l’événement dans la reconnaissance juridique. L’énoncé s’articule ainsi sur l’extralinguistique et le fait être du statut du réel au statut de la vérité publique et légale. D’où un changement du statut de l’événement et du statut du sujet de l’énonciation qui adhère à son énoncé et devient témoin, critère de vérité. C’est donc un « acte d’autorité » comme le définit Benveniste mais exercée essentiellement sur le sujet lui-même et sur la réalité. L’acte performatif s’avère là être surtout action par la prise de la parole et par le positionnement du « je » à l’origine de l’énonciation. L’énoncé du témoignage est donc un énoncé jouissant d’une force illocutoire particulière, subjective, active et dénominative. Son intensité réside surtout dans l’acte même de prise de parole comme le souligne Aya Ono : « C’est un acte réalisé dans et par l’acte d’énonciation » [p.89].
La production dans un texte du verbe « témoigner » conjugué sans le « je » et sans le présent transforme la valeur de ce verbe et en fait un constatif :
« La reproduction de l’énoncé performatif par un autre le transforme nécessairement en énoncé constatif. » [Benveniste, p.273]
Le verbe « témoigner » ayant valeur de performatif est présent quatre fois dans le texte du Coran. Le premier emploi du verbe [achhad], « je témoigne » ou « nous témoignons » au performatif se trouve dans 6(19). Nous y lisons un refus subjectif de témoigner contre une Vérité, à savoir que Dieu est unique. Le performatif dans ce verset est l’aboutissement d’une démonstration du processus testimonial. À la question : « Qu’y a-t-il de plus grand en fait de témoignage ? », Dieu occupe la fonction du Juge entre le prophète et les mécréants qui, eux, témoignent de la présence d’autres divinités avec Dieu. La réponse du prophète, employant le performatif advient pour dire : « Je ne témoigne pas ». Elle est inscrite dans la dictée par le Sujet de l’énonciation du Livre : « Dis : ». La dichotomie entre les acteurs est soulignée par l’opposition entre «vous témoignez », constatif présentant un faux-témoignage, et « Je ne témoigne pas », performatif produit par le prophète et prononcé dans la dénégation d’une fausse croyance. Ce premier performatif dans le texte est introduit par la formule récurrente dans le texte du Coran : « Dis : ». Dictée de la parole inscrite dans le corps même du texte soulignant la particularité du procès de l’énonciation à l’origine du texte du Coran. L’impératif introduisant le performatif joint deux forces illocutoires pour souligner la déclaration majeure qui va suivre : « Mais Il est une Divinité Unique et je désavoue ce que vous [lui] associez ». Cette déclaration, en ce lieu et par sa formulation, est surtout une contextualisation du procès de la Foi.
Le second emploi du performatif de « témoigner » se trouve dans 6(130) dans une adresse de Dieu à la communauté des « djinn » (créatures non humaines) et des hommes, donc adresse à toutes les créatures de Dieu. Les membres de cette immense communauté témoignent à leur propre décharge. Ils témoignent de leur égarement malgré les avertissements des messagers de Dieu. Dans ce verset, le performatif « Nous témoignons contre nous-mêmes » se transforme en constatif à la fin du verset : « Et ils témoignent contre eux-mêmes qu’ils étaient mécréants ». La parole vive s’inscrit, s’enregistre dans le narratif. Mais “témoigner” demeure un verbe reliant extralinguistique à un sujet-témoin par un pacte et une parole contractuelle de vérité: le témoin s’implique dans la reconnaissance de ce dont il témoigne.
La troisième présence du performatif « témoigner » dans le texte est inscrite dans une relation de dialogue entre Dieu et les fils d’Adam 7(172): « Ne suis-je pas votre Seigneur ? ». Ils répondent par l’énoncé du témoignage : « Si, nous en témoignons ». Le témoignage lui-même n’est pas présent dans l’énoncé car c’est un témoignage absolu de par leur étant même de créatures créées témoignant de par leur propre Création. Témoignage et témoigné fusionnent, s’ajustent. Et si Dieu convoque les gens à témoigner de sa divinité et de Son pouvoir, ils le font de tout leur être –parole et présence- car ils sont la preuve de la suprématie de Dieu.
Enfin, nous lisons le dernier performatif de « témoigner » dans l’incipit de la sourate 63(1) : « Quand les hypocrites viennent chez toi, ils disent : nous témoignons que tu es le messager de Dieu ; Dieu sait que tu es son messager et Dieu témoigne que les hypocrites sont des menteurs ». Ce performatif [nous témoignons] est ici produit comme un énoncé de duplicité. Le contenu du témoignage lui-même est vrai –certifié d’ailleurs par le témoignage de Dieu à la fin du verset. Mais ce contenu est contradictoire avec la situation de l’énonciation –la nature et la réalité des énonciateurs. Ce qui est faux ici est donc la vérité des témoins et c’est ce qui détermine la validité de l’acte/parole effectué. Il y a ici disjonction entre témoin et témoignage – situation opposée à 7 (72)- alors que le propre de tout acte performatif est de créer une conjonction et une adhésion entre le sujet et son énoncé. Nous lisons ici un “contre témoignage” qui dépasse le faux-témoignage par la volonté des témoins de garder leur vérité dans le secret et d’afficher, de rendre présent une “vérité” à laquelle ils ne croient pas. D’où l’impact important de l’inculpation divine: Dieu sait la vérité et Il témoigne du mensonge des hypocrites. Ce Témoignage est preuve, attestation et condamnation, et il est produit surtout à la décharge des hypocrites. Cette sourate ayant pour titre “Les hypocrites” illustre ainsi par/dès son incipit la vérité de cette catégorie d’humains: ils produisent une parole dissociée de leur étant.
Dans ces quatre verbes performatifs, seul le premier est le singulier du prophète qui refuse d’être témoin vis-à-vis d’un faux témoignage. Ainsi le parjure rend possible le vrai témoignage et atteste de la valeur du prophète témoin. De même sur l’axe du performatif que nous venons de lire, nous pouvons souligner que l’activité et la force illocutoire du verbe “témoigner” constituent une activation de la relation critique –au sens étymologique du mot: la crise- entre croyants et mécréants et une mise en demeure de ces derniers. La parole vive révèle la force du procès de l’énonciation et sa fonction en tant que témoin d’une Vérité.
-1-b. Le constatif.
Les autres manifestations de la forme verbale du témoignage dans le texte du Coran présentent un large éventail de sujets de témoignage (neutre, partial ou impartial) et d’objets de témoignage. Mais témoigner en premier lieu, et ceci dès la sourate 2 du texte du Coran qui est la première longue sourate, consiste à témoigner en premier à partir d’une reconnaissance et d’une conviction pour attester d’une vérité. Dans la sourate 2 (84), nous lisons le contrat entre Dieu et les fils d’Israël sur lequel ils témoignent de leur accord.
En second lieu, témoigner se fait à partir d’une présence physique et d’un témoignage oculaire: qui assiste, voit et témoigne de la naissance de la lune du Ramadan doit jeûner (2(185)). Ces deux premières mentions du verbe “témoigner” ayant la valeur du constatif en sont les deux axes principaux qui vont se déployer jusqu’à la fin du texte.
Nous lisons alors que “témoigner” dans le texte du Coran est une convocation à signer sa présence, une invocation par la force illocutoire de l’impératif dans plusieurs versets[1]. Témoigner advient par là à devenir une obligation de justice pour une nécessité sociale (dans le cas de la dette) ou par la présence événementielle du témoin en un lieu et une circonstance unique. Ainsi Dieu et Jésus sont invoqués pour témoigner en faveur des Apôtres. De même, Dieu invoque les hommes à témoigner sur leur étant de créatures créées de par l’évidence de la Création même. D’autre part, Il refuse de les prendre à témoin de la (leur) création (18 (51)) quand ils sont trompeurs. Cette exclusion du statut de témoin est une exclusion de la proximité et du rattachement à Dieu. Témoigner s’avère ainsi être essentiellement, avec la justice, une présence de justesse.
Les réseaux sémantiques du verbe “témoigner” dans ce texte aboutissent à une inscription de l’action testimoniale dans un contexte de droit, de justice et de justesse. Du témoignage oculaire, physique et au plus proche de l’objet du témoignage[2], au témoignage d’honneur tel l’acte de jurer sur une vérité, celle du Livre, du Jour Dernier, toutes les performances du témoignage reconnaissent et différencient entre juste témoignage –qui est en fait la catégorie la plus récurrente dans le texte- et faux témoignage –qui est souligné comme étant une déhiscence au droit, un écart renié[3].
Nous relevons dans la manifestation verbale du témoignage dans le texte du Coran deux lieux importants. Dans 3 (18), nous lisons l’énoncé du témoignage cité au début du verset puis inscrit en fin de verset en tant que phrase déclarative assertive. Cette répétition de l’énoncé du témoignage est amorcée au début du verset par: “Dieu témoigne que…“. Ce témoignage est présenté comme produit par plusieurs témoins: avec Dieu, il y a les anges et ceux qui ont le savoir. Dieu est l’origine de tous ces témoins d’où le rejet structural des autres témoins après l’énoncé du témoignage. S’instaure ainsi une hiérarchie de la présence de témoin. La phrase déclarative en fin de verset permet de lire une adéquation du Sujet et de l’Objet du témoignage, à savoir Dieu, par l’emploi de la troisième personne conférant ainsi au témoignage prononcé la valeur d’un performatif car unique et événementiel: Dieu témoigne de/sur Lui-même.
Un autre lieu textuel important déploie une présence de l’action de témoigner comme critère stratégique de distinction et de dichotomie entre les mécréants et le prophète. Deux versets de la sourate 6 -(19) et (150)- présentent une confrontation entre ces deux partis inscrite dans une énonciation jussive[4]: Dis. Le prophète refuse de témoigner avec les mécréants dont le témoignage précède le sien dans les deux versets. Ce refus du prophète dicté et accompli, souligne la non-validité de l’autre témoignage et sa nullité. Ces deux versets présents dans la même sourate présentent donc la même structure ayant pour noyau et pour moteur le processus du témoignage en tant qu’acte exécuté par des acteurs présents conjointement mais dans une relation conflictuelle et critique.
-2- Le témoin comme sujet.
Dans la langue arabe[5], le témoin [chahed] est celui qui est présent d’une présence unique en un lieu, qui assiste à un événement de visu et en témoigne et le prouve en le reproduisant dans une parole. Le témoin est donc le lieu de justesse, de justice et de transition vers la transformation du réel vu, observé, en un acte de langage de vérité et d’inscription dans la reconnaissance publique et dans la légalité. D’où le statut privilégié et distingué humainement et socialement du témoin.
Un hadith (parole du prophète) dit: “Le meilleur témoin est celui qui présente son témoignage avant qu’il ne lui soit demandé“. Le témoin se doit ainsi d’être présent dans l’extralinguistique mais doit coordonner cette présence avec une transmission rapide dans un code linguistique de justice, d’adresse et de formulation adéquate et authentique. C’est un devoir de vérité. Par là, s’illustre le statut unique du témoin dans la langue, la culture et la tradition arabes et islamiques. Dans le verset 74 (13), les “fils témoins” sont un des signes évidents du prestige et du pouvoir du personnage cité en exemple.
Dans le texte du Coran, il y a une hiérarchie des témoins. Le Témoin absolu est bien sûr Dieu. C’est d’ailleurs un de ses Noms propres: Al-Chahid. Il est l’étant même du Témoin, présent dans/par sa création, donc omniscient et omniprésent, Preuve et Vérité. Mais au niveau des humains, [chahed] et [chahid] sont les deux substantifs pour nommer le témoin. Le second terme semblerait plus absolu d’après les définitions de Lissan al-arab et surtout qu’il est le terme employé pour nommer Dieu-Témoin dans le texte du Coran (15 récurrences). De même, [chahid] est le nom du martyr dans la langue arabe[6]. L’Encyclopédie Arabe [Lissan al-arab] précise qu’il est ainsi appelé car “Celui qui est appelé à témoigner est le meilleur des meilleurs dans la umma; et le meilleur est celui qui meurt pour Dieu”. D’où son accès au statut de témoin, surtout qu’en islam le martyr est un mort pour ses semblables mais il est vivant chez Dieu[7]. Il est donc l’éternel présent et le plus juste. Parmi les croyants, il accède au rang des prophètes.
Dans le texte du Coran, le témoin et son action sont le plus souvent en relation avec [al kist] ou la justice. Le témoin est par définition honnête, incorruptible et intègre. Pour cela, la présence du témoin est requise obligatoirement dans le contrat d’enregistrement de la dette (2 (282), (283)), dans le cas de l’adultère où la parole du témoin est finale et catégorique, car elle décide, devant Dieu, de l’inculpation ou de l’innocence de la personne accusée (24 (2), (8)). Mais un témoin est convoqué aussi lors de l’accusation de Joseph et ce témoin est requis du clan de l’accusatrice, témoin qui prononce son témoignage à partir de signes à décoder et non de visu[8].
À un autre niveau, le prophète est qualifié dans le texte du Coran de témoin (33 (45), 48 (8)): “Nous t’avons envoyé comme témoin, annonciateur [de la bonne nouvelle] et avertisseur“. Cette fonction du messager de Dieu est bien sûr en relation avec son intégrité et sa justice. Mais elle est aussi en relation avec son statut d’individu central, focal d’une umma, d’une communauté définie comme étant la communauté du juste milieu (2 (143)), témoin de/sur les autres communautés. Cette gradation et cette “concentricité” par la position du témoin –le prophète, les hommes, une communauté, les autres communautés- établit un enchaînement de positionnement, de responsabilité, de passage et de preuve d’un étant par un autre en vue d’une reconnaissance par/pour la justice du Jour Dernier.
Dans le texte du Coran, la fonction du témoin est une charge qui incombe à des individus et à des acteurs. Elle n’est pas toujours un choix volontaire mais plutôt une obligation assumée de par la qualité et la ponctualité du lieu du témoin. Sont aussi des témoins les membres et les sens du corps humain lors du Jour Dernier. Les pieds, les mains, la langue, l’ouïe, la vue et la peau sont témoins à la décharge de leur propriétaire. Ils sont convoqués par le Créateur qui leur octroie la parole pour pouvoir témoigner de par leur proximité et leur incorruptibilité (24 (24), 36 (65), 41 (20), (21)). Ils adviennent donc à ce statut de par leurs qualités du témoin et de par la volonté et le pouvoir de leur Créateur.
Cette présence du témoin révélateur de la Vérité de chaque individu est le propre de ce Jour de Justice. Chacun a son témoin propre: (50 (21)) “Et chaque âme arrive avec un conducteur et un témoin“. Le terme employé ici est [chahid] car c’est le témoin absolu de chaque être humain. Avec le livre propre à chacun et dans lequel seront inscrits les actes et les détails de la vie (45 (29)), il y a donc un témoin oculaire et produisant par la parole le rapport et le bilan de justice de/sur cette vie. Car le texte du Coran précise que Dieu a octroyé la parole, même aux membres du corps humain, par définition muets, pour témoigner: “Dieu nous a fait prononcer” (41 (21)). Livre écrit et témoignage oral: les deux modes capitaux d’enregistrement, de mémoire et d’énonciation de la justice sont en jeu.
Nous lisons ainsi dans le texte du Coran une variété et une pluralité des catégories de témoins, présents dans le monde ici-bas et le Jour Dernier. Ces témoins occupent la totalité de l’aire de présence humaine. Chaque âme s’avère être un témoin virtuel. La hiérarchie des témoins aboutit à la réalisation de la justice à tous les niveaux, chaque témoin étant le garant de la relation à la vérité et le précurseur d’un Témoin supérieur et ultime en vue d’une justice et d’une (re)connaissance globale et absolue. Il s’instaure par là une relation dynamique de réciprocité, d’authentification d’un témoin par un autre. Ainsi les rabbins et les docteurs savants sont les témoins du Livre (5 (44)) et le Livre est témoin sur lui-même (11 (17)). La dernière mention du terme ” témoin” dans le texte du Coran a lieu dans la sourate 100 dans laquelle l’être même de l’homme est [chahid], témoin à sa propre décharge, prouvant son ingratitude envers Dieu s’il préfère les richesses à la sagesse.
Un terme pluriel, désignant les témoins, rare dans la langue arabe et dans le texte du Coran est [achhad]. Ce terme est employé deux fois dans le texte: (11 (18) et 40 (51) pour désigner les témoins absolus (les anges et tout ce qui témoigne) le jour Dernier. Pluriel soulignant la présence de la preuve irréfutable dans le témoignage.
Être/devenir témoin s’avère être un rôle pragmatique, phénoménologique et d’énonciation, transposant l’événement vu en un énoncé de témoignage. C’est une action performative et un acte linguistique en relation hic et nunc avec l’extralinguistique au moyen de deux activités: la vue est relayée par la parole. Le témoin assiste et prononce ce sur quoi il a assisté dans un énoncé de vérité. Cet énoncé, le témoignage, signe l’existence, la reconnaissance et l’ajustement des deux instances: le témoin et ce dont il témoigne.
-3- Le témoignage comme attestation et adhésion.
Comme nous venons de le voir par la lecture de l’acte de témoignage et de son actant principal, le témoin, le témoignage est l’énoncé performatif reliant un événement à la reconnaissance publique au moyen d’une implication subjective. Cette implication est une responsabilité, une obligation et une déclaration publique. Pour ce, taire un témoignage –première mention du terme dans le texte du Coran- est la pire injustice: “Qui est plus injuste que celui qui tait un témoignage de Dieu? (…)” (2 (140)). En fait, le témoignage dans le texte du Coran est essentiellement relié à Dieu: pour un contrat (2 (182), pour un testament (5 (107), (108)), pour établir l’innocence ou l’inculpation dans l’adultère (24 (4), (8)), ou dans un divorce (65 (2)). Toutes les récurrences du terme [chahada], “témoignage” sont en relation avec Dieu. C’est Lui le récepteur final de tout témoignage, son lieu d’adresse, d’où l’importance et la gravité de cet acte. Le faux témoignage ou le témoignage tu sont des crimes envers Dieu et transgressent la relation de justice entre les humains.
Par là, le témoignage est un énoncé sacré car il enchaîne son émetteur à une responsabilité vis-à-vis de Dieu. Le témoignage fait être le croyant en tant qu’étant reconnu et accepté par Dieu. Dans 70 (33), les croyants sont présents de par leur témoignage qui les promeut au statut d’étant de justice et de droit.
Ainsi, l’événement vu et transposé dans le témoignage est différent de l’événement vu et su uniquement. En le reliant à la subjectivité du témoin s’établit une relation directe, sans intermédiaire, avec Dieu Témoin suprême. Le terme [chahada] signifie témoignage mais implique aussi essentiellement le sème de la vision. Le verbe [chahada] signifie aussi assister, voir de ses propres yeux. Le témoignage est donc, dans la langue du Coran, résultat d’une présence et d’une vision. D’où le Nom de Dieu: Celui qui connaît parfaitement le ghayb [ce à quoi les sens humains n’ont pas accès] et le visible. Nous lisons dans le texte du Coran dix récurrences de ce Nom qui met en évidence ce double savoir: du visible et du non visible, omniscience d’un Créateur sur sa Création.
Il s’avère ainsi que dans le texte du Coran, le témoignage est effectué pour Dieu. Et, le témoin est le seul garant et le seul responsable de sa validité. Acte extrêmement subjectif mais surtout parole sacrée, le témoignage de l’homme rejoint la fonction que lui a léguée dieu en le créant sur terre: d’être le khalifat de Dieu, son représentant (2 (30)). La présence est ainsi témoignage et preuve de la Création et du Pouvoir de Dieu. Par le témoignage, l’essence transcendantale de l’homme se manifeste et s’exprime.
-4- Ce dont on témoigne ou le témoigné.
Pour parfaire la description du dispositif du témoignage dans le texte du Coran, nous relevons deux termes employés rarement dans tout le texte: [machhad] ou spectacle est employé une seule fois (19 (37)) pour désigner, dans un verset d’avertissement, le spectacle terrible du Jour Dernier.
Quant au terme [machhoud], il est utilisé trois fois dans tout le texte selon deux catégories grammaticales différentes: dans 11 (103) et dans 17 (78), il est, dans le premier cas, un adjectif qualifiant le jour unique de rassemblement de tous les humains, à savoir le Jour Dernier; et dans le second cas, il qualifie la prière de l’aube assistée par les anges et témoignant de la dévotion du croyant, car effectuée dans l’écart entre le jour et la nuit et avant l’activité diurne. Ce jour et cette prière, tous deux particuliers, sont qualifiés de faits exceptionnels et remarquables, scènes de témoignage des humains et des anges.
La troisième récurrence du terme [machhoud] a la valeur du substantif dans 85 (3) “Et par le témoin et par ce dont il témoigne“. C’est un emploi unique, ayant la valeur d’un absolu. Dans un énoncé d’attestation par un serment fait par Dieu, le témoin et ce dont on peut témoigner (le “témoigné”) sont invoqués comme piliers et preuves du Jour promis. Ces deux instances acquièrent une valeur particulière par leur présence dans une des dernières sourates à la fin du texte du Coran, dans un verset lapidaire, liés intimement et formant une unité. Cet emploi exceptionnel et unique du référent du témoignage (le témoigné) cumule tout ce dont le témoin et le témoignage ont pour objet. Le terme transmet ainsi une charge sémantique intense permettant une polysémie à l’infini: objets de témoignage concrets, abstraits, sacrés, profanes, etc.
Au terme de notre lecture du dispositif du témoignage dans le texte du Coran, nous pouvons relever certains sèmes dominants: acte de parole subjectif en relation avec une présence ponctuelle en un espace/temps unique par un témoin qualifié pour cet acte. Vérité et justesse reliant un acteur, un événement et une parole. Adresse à un Récepteur Supérieur et Unique. Témoigner a lieu à partir d’une proximité, d’une concomitance avec le référent et/mais à distance, car pour témoigner il faut être à l’extérieur, à une certaine distance pour pouvoir évaluer, rendre proprement et avec justesse dans un acte d’énonciation.
Nous voyons ainsi s’esquisser, d’après les réseaux créés par le texte du Coran à partir des termes en relation avec la racine ternaire [chahad], un schéma de communication du témoignage dont les actants principaux sont:
Un émetteur (le témoin) produit un message (le témoignage) vers un Récepteur unique, absolument identique (Dieu). Le canal de transmission est obligatoirement la parole et son code est celui de la vérité. Le référent est ce témoigné si divers et si varié, saturant le monde créé.
Les instances de cette communication si particulière et si essentielle convergent pour faire advenir l’être-témoin à un étant de présence, de justice et de justesse avec son Créateur et la création. Car, comme le souligne Derrida, c’est là “… un des plis irréductibles du témoignage et de la présence, de l’assistance, de l’assistance dans l’existence comme présence: c’est le pli de la présence en tant que présence à soi.” [ibid., p.529].
Pour terminer, il faut souligner que tout sujet d’énonciation organise son texte selon une certaine logique et par l’agencement des instances en vue d’une production de sens et d’une force illocutoire. Le génie d’un texte consisterait donc en la qualité et en la performance, plus ou moins réussies, de la logique de son procès d’énonciation. Par la lecture du texte du Coran, nous avons essayé de suivre ce qui, dans l’énonciation du témoignage et par les réseaux de sens et les instances instaurés dans le texte, “ce qui en tout témoignage doit toujours apparaître comme “poétique” (acte singulier, concernant un événement singulier et engageant un rapport unique, donc inventif, à la langue), (…).” [Derrida, ibid., p.534].
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* L’article est publié dans:
Le témoignage dans le Coran, dans Poétologie du Témoignage, France, Publisud, 2014.
** Professeur de langue française. Département de langue française. Faculté des lettres, Université du Caire.
[1] Dans les versets 2 (282), 3 (52), (65), 5 (111), 7 (172) et 11 (54).
[2] Dans les versets 22(28), 24 (2), 83 (21) et 21 (61).
[3] Cf. les versets 3 (86(, 6 (150), 24 (8), 25 (72) et 18 (5).
[4] Ce terme “jussif” est un néologisme introduit par Benveniste à propos de l’impératif: ” [L’impératif] est le sémantème nu employé comme forme jussive avec une intonation spécifique” (p.274). Ce terme aurait son origine étymologique dans le mot latin jussio (ordre).
[5] Cf. Lissan al-Arab [La langue des Arabes], la racine [chahad].
[6] Malgré que ce terme ne soit jamais cité dans le texte du Coran avec cette acception, [chahid] désigne le martyr tué pour une cause sacrée.
[7] Cf. 2 (154) mais dans plusieurs autres versets aussi.
[8] Dans cette scène, le témoin décide que si la chemise de Joseph est déchirée de dos, c’est la femme qui le poursuivait, si elle est déchirée de face c’est Joseph qui l’attaquait (sourate de Joseph, versets 26 et 27).
Bibliographie.
- Le Coran, Complexe Roi Fahd, Al-Madinah, Royaume d’Arabie Saoudite, 2001.
- Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
- Jacques DERRIDA, L’Herne, Jacques Derrida, Paris, L’Herne, 2004.
- Aya ONO, La notion d’énonciation chez Émile Benveniste, Limoges, Lambert-Lucas, 2007.
– ابن منظور؛ لسان العرب؛ دار الحديث؛ القاهرة؛ 2003
– معجم الفاظ القرآن الكريم؛ مجمع اللغة العربية. دار الشروق؛ 1981.